Avignon, Clermont-Ferrand, Compiègne, Limoges, Marseille, Massy, Metz, Montpellier, Nancy, Nice, Reims, Rouen, Toulon, Tours, Vichy : ce sont les quinze villes françaises où l’on a vu ou verra bientôt ce Voyage dans la Lune. Une impressionnante coproduction initiée par l’ex-Centre français de promotion lyrique, aujourd’hui Génération Opéra, avec le concours du Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française, jamais à court d’une aventure éditoriale. C’est à ce dernier qu’on doit d’avoir entre les mains le 44e livre-disque d’une collection devenue incontournable dans un paysage discographique lyrique où les nouveautés sont rares.
Cet opéra-féerie d’Offenbach écrit en 1875, le cinquième et dernier d’une série commencée en 1872 avec Le Roi Carotte, s’inspire plutôt librement de Jules Verne (De la terre à la lune), se déroule en 4 actes et 23 tableaux.
Pour ce qui est de l’intrigue et de la féerie, on renvoie aux précieuses Cinq clés pour Le Voyage dans la Lune que Christophe Rizoud et L’Avant-Scène Opéra nous fournissaient ici même au début de ce périple sur les scènes de France. On renvoie aussi aux comptes rendus contrastés qu’en ont donnés les critiques de Forumopera , à Marseille, Nice, Limoges.
L’enregistrement de ce Voyage dans la lune résulte… d’une annulation pour cause de crise sanitaire ! En effet, c’est à Montpellier que devait commencer la tournée de ce Voyage en décembre 2020. Représentations en public impossibles ! C’était sans compter sur l’obstination de la directrice de l’Opéra Orchestre national de Montpellier, Valérie Chevalier, qui tenait à ce que le travail des chanteurs et de l’équipe réunie autour du metteur en scène Olivier Freidj et du jeune chef Pierre Dumoussaud (assisté de Chloé Dufresne) aille à son terme et que les générales (deux puisque double distribution) aient lieu… mais sans public ! On imagine que le Palazzetto avait prévu, comme c’est souvent le cas, un enregistrement « live ». Manqué ! Mais personne ne pouvait imaginer renoncer à graver ce « premier enregistrement mondial intégral ». Il fallut attendre la levée des restrictions sanitaires et tout le monde se retrouva début septembre 2021 dans la salle Béracasa du Corum de Montpellier.
Comme nous n’avons pas encore vu ce Voyage dans la Lune sur scène, nous nous contenterons de ce que nous entendons sur ce double CD, non sans avoir lu l’avertissement d’Alexandre Dratwicki sur les conditions de l’enregistrement : « Le spectacle élaboré par Olivier Fredj et son équipe fut un temps paralysé puis reformulé à cause du Covid : il a fallu opérer plusieurs coupures dont le désagrément musicologique est relativisé par la nouvelle dynamique des enchaînements. Le présent enregistrement permet d’entendre l’intégralité de la musique et les principales scènes dialoguées, raccourcies pour favoriser la fluidité de l’écoute musicale ».
Et ce qu’on entend est fort réjouissant !
Un grand chef
Une fois n’est pas coutume dans une critique d’opéra, on va commencer par le chef. Car c’est bien d’abord celui que les Victoires de la musique classique ont désigné, il y a quelques semaines, comme « Révélation chef d’orchestre », le jeune trentenaire Pierre Dumoussaud, qu’il faut saluer comme le maître d’œuvre d’une vraie réussite.
On le sait, mais on le répète, rien n’est plus difficile à diriger que la musique dite « légère », d’illustres baguettes ne se sont jamais risquées à l’opérette viennoise ou française. A écouter ce Voyage, où les pages d’orchestre sont tout sauf négligeables – deux ballets tout de même, celui des Chimères, et, plus développé, celui des Flocons de neige, avec moult pièces de genre, mazurkas, valses, variations, polkas, galops – on mesure la formidable capacité du jeune chef à parfaitement restituer l’esprit d’Offenbach, l’humour, la vivacité, la tendresse, l’élégance d’une musique faussement simple. L’orchestre de Montpellier brille de tous ses feux (le Chœur de l’Opéra de Montpellier préparé par Noëlle Gény n’est pas en reste) et répond tout en souplesse aux moindres inflexions de Pierre Dumoussaud. Une leçon de style, une baguette déjà confirmée qui ira loin !
La réussite du chef est d’autant plus probante que la partition qu’il a sous les yeux n’est pas toujours d’un chef-d’œuvre. Offenbach reprend, emprunte, réassemble des thèmes, des idées musicales qu’il a déjà utilisés, sans toujours un souci de cohérence. Dès l’ouverture on reconnaît l’air de Dapertutto « Scintille diamant » des Contes d’Hoffmann, la polka du ballet des Flocons de neige sonnera familièrement aux oreilles des amateurs de la Gaîté parisienne de Manuel Rosenthal, et tout au long de ce Voyage, plus d’une fois on se dira que tel air, tel duo, tel ensemble est du déja entendu dans Offenbach.
Jeunes voix
La réussite de cet enregistrement tient aussi à l’homogénéité d’un cast où les jeunes voix sont encadrées par des aînés (relatifs, pas des barbons !) qui sont comme poissons dans l’eau dans ce répertoire.
Le prince Caprice est incarné par Violette Polchi : la jeune mezzo parisienne passée par la Maîtrise de Radio France a été repérée par le Palazzetto Bru Zane dès 2018 et s’est déjà frottée à l’opérette française. On la sent parfois embarrassée par un vibrato généreux et une diction qui peut certainement s’améliorer. Son amoureuse, dans Le Voyage, Fantasia, est délicieusement chantée par la jeune soprano bruxelloise Sheva Tehoval, timbre clair et sourire dans la voix. Leur « duo des pommes » à la fin du deuxième acte est irrésistible et devrait figurer dans toute bonne compil d’Offenbach !
Le roi Vlan, le père de Caprice, ne pourrait trouver meilleur interprète que le toujours fringant Matthieu Lécroart, tout récemment entendu dans Hulda au théâtre des Champs-Elyséees (tout comme Ludivine Gombert qui chante ici, tour à tour, Flamma, Adja, une bourgeoise ou une forgeronne !). L’autre Belge de la distribution, le ténor namurois Pierre Derhet, confirme, dans le personnage de Quipasseparla (sic), les espoirs que sa promotion comme lauréat de l’Académie de chant de La Monnaie avait fait naître en 2016. Le Microscope du ténor gracieux de Raphaël Brémard ne déçoit pas ceux qui l’ont déjà entendu dans Offenbach.
On ne sera pas étonné que Marie Lenormand, qu’on avait applaudie en irrésistible nonne dans Le Testament de la tante Caroline de Roussel, soit une parfaite Popotte. Compliments à partager avec Thibaut Desplantes, le barytonnant Cosmos, à moins qu’il ne soit le Commissaire ou Cosinus, avec l’expérimenté Christophe Poncet de Solages dans les brefs rôles de Cactus et Parabase.
La réussite de cet album tient aussi à la qualité des textes de Jérôme Collomb (Offenbach et la féerie), du spécialiste ès-Offenbach Jean-Claude Yon (Jacques Offenbach et Jules Verne : rendez-vous manqués) et d’Alexandre Dratwicki (Le Voyage… dans la presse).