Alors que le succès rencontré par Il trionfo di Camilla vient de couronner sa très fertile collaboration avec le librettiste Silvio Stampiglia (six sérénades, cinq opéras et un oratorio), Giovanni Battista Bononcini (1670-1747) quitte l’Italie en août 1697, quelques mois après la disparition de son protecteur romain, Lorenzo Colonna, pour entrer au service de l’empereur Leopold Ier. Cinq ans plus tard, la Guerre de Succession d’Espagne entraîne la fermeture des théâtres de Vienne et le musicien rejoint momentanément la cour de la reine Sophie Charlotte de Prusse. Il y compose deux « bagatelles » dramatiques, Gli amori di Cefalo e di Procri et ce ravissant Polifemo créé l’été 1702 au château de Lietzenburg (futur Charlottenburg). Mieux connu pour sa musique que pour ses rares vers, Attilio Ariosti en a troussé hâtivement le livret qui entrelace deux épisodes du livre XII des Métamorphoses : les amours de Scylla et Glaucus, contrariées par Circé qui empoisonne sa rivale, et celles d’Acis et Galatée qui suscitent la fureur du Cyclope Polyphème puis l’intervention in extremis de Vénus. Une trame un peu fruste, mais que l’inspiration du musicien transcende.
Bononcini s’adapte aux moyens forcément divers d’une distribution où des professionnels aguerris, comme le soprano viennois Maria Regina Schoonjans, côtoient des aristocrates amateurs : bravoure et pyrotechnie sont ainsi réduites à la portion congrue au bénéfice du cantabile et du canto fiorito. Par contre, si la souveraine tient la partie de clavecin, l’orchestre accueille également des solistes de premier plan. Telemann nous rapporte rien moins que la présence en ses rangs d’Ariosti et de Francesco Bartolomeo Conti, autre compositeur dramatique, mais également celle de Bononcini et de son frère Antonio. L’auteur de Polifemo, réputé pour son coup d’archet, interprétait certainement lui-même les nombreux solos de violoncelle qui émaillent une partition souvent inventive et habilement colorée au gré des affects et des climats.
La modestie est le manteau de l’orgueil et Bononcini ne peut ignorer la valeur de sa pastorale quand il évoque simplement « une petite bagatelle ». Chargé de connotations péjoratives, le terme semble inapproprié pour désigner une œuvre, certes légère, mais qui recèle plus d’idées que certains actes d’opéra, y compris sous la plume de Haendel, le rival londonien de Bononcini qui saura se souvenir de l’air de Circé « Pensiero di vendetta » (repris d’Etearco) en écrivant Radamisto. Petite, la pièce ne l’est guère que par ses proportions : un acte unique, formé d’une vingtaine de numéros, dont deux duetti et un bref chœur conclusif, liés par un récitatif fluide et vivace, en tout quatre-vingts dix minutes et des poussières d’étoile. Ce sont ces dimensions modestes qui ont probablement conduit Dorothee Oberlinger, qui le programmait l’année dernière au Festival de Potsdam, à jouer d’abord une sérénade de Scarlatti ainsi qu’une sonata a cinque voci de Haendel, écartés ici par l’éditeur.
Donné sur une scène éphémère érigée dans l’Orangerie de Sanssouci, cadre a priori improbable, le spectacle réglé par Margit Legler et Dorothee Oberlinger cernait avec finesse l’esprit de cet ouvrage qui balance entre l’ironie et la tendresse, invite au (sou)rire autant qu’à la mélancolie. Réalisé sur le vif lors des représentations, l’enregistrement restitue le frémissement du théâtre et offre aussi une excellente qualité sonore, a fortiori pour un live. Il a beau donner son titre à la pastorale, Polyphème n’a que deux numéros et quelques répliques, mais il n’en faut pas davantage pour camper le personnage, géant bouffe en l’occurrence luxueusement distribué. On connait son baryton basse ample et long, mais également la vis comica de João Fernandez qui signe une composition éminemment savoureuse. Chez ces dames, celle qui porte le pantalon retient d’abord l’attention : le plaintif Glaucus tombe sans un pli sur l’alto à la fois ambré et profond d’Helena Rasker (applaudie récemment dans le Messie wilsonien au TCE), qui dispense également une lumière idoine lorsque le dieu marin, trompé par la magicienne, recouvre l’espoir (« Voi del ciel » où une paire de flûtes plante magnifiquement le décor). Le soprano fruité et piquant de Roberta Mameli sied lui aussi idéalement à l’intraitable et arrogante Scylla, particulièrement gâtée par Bononcini. Sa transformation force l’admiration et « Che più bramar potrò » se révèle une merveille de sophistication langoureuse.
Les micros flattent, mais exacerbent également : le ramage de Circé (Liliya Gaysina) qui, dans le feu de l’action, nous impressionnait, d’éclatant en deviendrait presque perçant au disque. En revanche, si son chant, placé sous cette loupe implacable, nous semble moins libre, le timbre et la musicalité de Roberta Invernizzi (Galatée) demeurent inaltérés et nous séduisent comme au premier jour. Du reste, nous n’avons nul besoin d’image pour apprécier le jeu de l’actrice qui minaude juste ce qu’il faut pour incarner la duplicité amoureuse. Son duetto avec Aci (« È cara la pena ») est un pur joyau, au dolorisme exquis, d’autant plus fusionnel et troublant qu’il réunit deux sopranos – René Jacobs avait eu l’idée saugrenue de confier le pâtre à un ténor. Après l’avoir découvert sur YouTube, nous rêvions d’entendre Bruno de Sà (Aci) en direct. « Entre sidération et incrédulité, écrivions-nous au retour de Potsdam en juin 2019, nous voudrions appuyer sur la touche » repeat » », sans savoir alors que notre vœu serait exaucé. Nous retrouvons non seulement des cimes – jusqu’au si aigu (si 5) – où, à notre connaissance et au risque de nous répéter, aucun homme n’est arrivé avec une émission aussi naturelle et pure, mais nous sommes également derechef bouleversé par la grâce et la sensibilité qu’il déploie dans le lamento « Partir vorrei » (jetez une oreille sur la Playlist de Forum Opéra). Pour beaucoup, il sera certainement l’autre révélation de ce coffret Deutsche Harmonia Mundi. Depuis ce Polifemo, nous avons rendu compte de certaines de ses prises de rôle, dans le galant et le baroque (Hasse à Vienne, Porpora à Bayreuth) ou dans le contemporain (Andersens Erzählungen à Bâle) et nous n’allons pas nous étendre davantage. Entre temps, Philippe Jaroussky l’a engagé pour Il Primo Omicidio de Scarlatti, Erato l’a signé, les projets se multiplient et l’avenir s’annonce riche de promesses pour cette étoile à nulle autre pareille.