Pour son retour chez SONY – qui a fusionné avec Deutsche Harmonia Mundi –, Paul Van Nevel convie le mélomane à une véritable séance d’initiation, à une expérience à la fois intellectuelle et sensorielle, dont il risque de sortir euphorique et un peu déboussolé. La rencontre de l’inouï est indicible : les madrigaux du violoniste et organiste romain Michelangelo Rossi, élève présumé de Frescobaldi, déploient l’invention la plus folle, la plus libre qui soit au gré de chromatismes et d’audaces harmoniques d’une beauté renversante. Poussé à ce point de non retour, le jeu des tensions et frottements se fait psychédélique. Schoenberg n’est pas loin, mais il faudrait citer aussi Odilon Redon, Nicolas de Staël ou Rothko pour donner une idée du raffinement des couleurs qui jaillissent de cet atelier hors du monde et du temps. Ces recherches évoquent bien sûr le travail de Gesualdo et de Sigismondo d’India, que Rossi a croisé alors qu’il était au service du Cardinal Maurizio de Savoie, mais son univers n’en reste pas moins unique et irréductible. Là où les dissonances gesualdiennes peuvent agresser l’auditeur, l’asphyxier et l’aliéner dans un labyrinthe obscur, l’extravagance de Rossi subtilise ses sens et lui donne des ailes, pour peu qu’il désire affronter l’inconnu.
La liberté serait-elle contagieuse ? A San Luigi dei Francesi, où il sera organiste, Rossi a pu admirer les hardiesses controversées de Caravaggio et il est tentant d’imaginer que les chefs-d’œuvre composés pour la chapelle Saint-Matthieu l’ont exalté et encouragé à explorer sa propre voie. Autre clin de l’œil de l’Histoire, c’est par le biais de la plus émancipée des femmes, Christine de Suède, que ses madrigaux ont traversé les siècles. A la mort de la reine, le manuscrit qui les contenait revint à son amant italien, Decio Azzolini, et demeura dans sa famille jusqu’au vingtième siècle. Certaines pièces ne nous étaient pas inconnues, du moins le croyions-nous. Alan Curtis, qui a décidément toujours une longueur d’avance, en avait déjà sélectionné une petite vingtaine pour un album paru chez Virgin Classics. Nous avons pourtant l’impression de les entendre pour la première fois, comme si la mémoire, formatée par des écritures plus conventionnelles, n’avait pu garder la trace de ces prodiges. L’intelligence sensible des chantres de Huelgas y est aussi pour beaucoup, hédonistes, mais qui osent également la litote et le murmure, austères en apparence, mais infiniment suggestifs. Paul Van Nevel a eu la riche idée de confier quelques madrigaux à un seul chanteur (ténor ou soprano), les cordes assurant les autres voix, et de ponctuer le programme de deux pages à l’origine destinées au clavecin mais interprétées ici par les violes et violons. L’excentricité caractérise une fois encore la toccata settima et nous rappelle que Rossi occupe aussi une place essentielle dans l’histoire du clavier italien.
Bernard SCHREUDERS