Puccini passe pour un compositeur populaire. C’est oublier qu’une grande partie de son œuvre reste dans l’ombre de Tosca, Madame Butterfly ou La Bohème. Qui, parmi les mélomanes ordinaires, peut se vanter d’avoir vu sur scène ou entendu au disque Edgar, Le Villi ou La Rondine, sans parler la très mésestimée Messa di Gloria ? Il Triticco se situe dans une sorte d’entre-deux : longtemps négligée, cette étrange trilogie connaît depuis vingt ans un regain de popularité. Mais les spectateurs ressortent souvent plus marqués par le tragique religieux de Suor Angelica ou la fine drôlerie de Gianni Schicchi. Il Tabarro, donné en début de soirée, a tendance à pâlir face à ses deux voisins, si efficaces au niveau dramatique. Un nouvel enregistrement peut contribuer à rendre justice à l’opéra. Surtout s’il dispose d’atouts aussi considérables que cette nouvelle parution, dont le luxe (prise de son splendide de clarté, livret complet traduit en anglais et en allemand, biographie des artistes) nous change des disques « jetables » qui inondent le marché.
N’en déplaise aux détracteurs du compositeur italien, les opéras de Puccini sont bien des opéras « de chef », au sens non seulement d’une orchestration d’une richesse dont on n’a jamais fini de faire le tour, mais aussi parce qu’une réussite est impensable sans une grande baguette à la barre, qui puisse tendre l’arc dramatique, quelles que soient les stars du chant rassemblées pour l’occasion. Lorin Maazel et Giuseppe Sinopoli hier, Antonio Pappano aujourd’hui, sont de ces grands « pucciniens », comme il existe de grands « wagnériens ». Bertrand de Billy prend place dans ce cercle très exclusif. On s’explique mal la faible réputation du chef dans son propre pays. Parce que ce qu’il fait entendre dans ce concert de mai 2010, qui marquait ses adieux à l’orchestre de la radio autrichienne, tient du prodige : il parvient à obtenir cet équilibre si rare entre la rigueur de la battue, si vitale à l’impact dramatique, et la richesse des coloris, qui permet au lyrisme puccinien de déployer son fantastique camaïeu d’émotions. Sa baguette sait faire avancer le tragique fait divers vers sa conclusion lapidaire, tout en ménageant des pauses à l’exact moment où l’auditeur a besoin de respirer, lorsque le trop plein de noirceur menace. Et la cohésion entre les épisodes reste intacte, tout étant relié par le fil rouge de la destinée, matérialisé par des déflagrations sonores d’une puissance terrifiante. Les instrumentistes viennois, s’ils n’ont pas tout à fait le velours et la patine de leurs collègues du Philharmonique, donnent tout ce qu’ils ont dans le ventre, et ne se montrent avares ni en volume ni en luxe. Surtout, le tissu orchestral reste constamment raffiné, à l’opposé complet de ce que le vérisme peut véhiculer comme image racoleuse.
En 2010, Wolfgang Koch était en début de carrière. Il ne cherchait pas encore à « maniérer » son chant comme il a pu le faire par la suite, et se contentait de dérouler son beau baryton, jeune et onctueux, sans cherche midi à quatorze heures. Chez lui, comme en écho à l’orchestre, les réserves de puissance semblent infinies, et les déchaînements de son monologue ou de la scène finale ont dû laisser les spectateurs du Konzerthaus en état de choc. Nul doute que ce concert a fait beaucoup pour lancer le chanteur sur la scène internationale. Johan Botha était déjà nettement plus connu, mais on l’imaginait peu dans le répertoire italien. A tort. A condition de faire son deuil de toute forme de « latinité », on fera son miel de sa voix éclatante, pleine d’une vitalité à laquelle il est impossible de résister. Un Luigi « heldentenor » ? Après tout, pourquoi pas ? Puccini n’a jamais fait mystère de son admiration pour Wagner, et on est loin du contresens. L’émotion étreint lorsque, en plus de la jouissance procurée par la voix, on réalise que c’est là un des derniers enregistrements du Sud-africain. Charles Reid prend pour lui les trois rôles secondaires. C’est une raison de plus de se réjouir, tant son chant est gorgé de vie, de santé et de tonus. Talpa bénéficie d’une vraie basse profonde, Janusz Monarcha, qui allie expressivité et bel canto. La Frugola de Heidi Brunner est aussi jeune de timbre, ce qui est la marque de fabrique de l’ensemble du cast, mais elle est capable de colorer son chant de la nostalgie requise.
Seule relative faiblesse de ce très beau disque, la Giorgetta de Elza van den Heever. Vocalement, rien à redire à sa prestation. Toutes les notes du rôle sont là, belles et faciles, la projection est nette et la caractérisation remarquable. Au niveau du timbre, cela manque de la « griffe » des grandes du passé, telles Mirella Freni ou Renata Scotto, que l’on pouvait reconnaître après seulement quelques mesures. Une belle voix un peu anonyme. Rien d’indigne ; mais il manque le « je ne sais quoi » qui détrônerait les références signées Maazel (Sony) et Bartoletti (Decca).