De Rachmaninov, on connaît évidemment ses retentissants concertos pour piano, ses symphonies, et certains airs ou pièces isolées qui ont su – hasard du répertoire – se faire classiques, telle la célèbre « Vocalise ». En revanche, on oublie combien sa production de mélodies a été florissante jusqu’à son départ de Russie. Le label écossais Delphian nous le rappelle en proposant le premier enregistrement intégral de ces chefs-d’œuvre. Cette première risque de faire référence un certain temps : loin de se contenter d’être exhaustifs, ces trois disques sont l’objet d’un voyage initiatique envoutant au fil de l’une des plus belle production de mélodies du XXe siècle.
Des premières compositions de 1890 à celles de 1916, , de mélodies en mélodies, différénts interprètes semblent se passer le témoin au gré de leurs envies. Cette diversité de voix, qui fait ressembler cette intégrale à un opéra sans livret, constitue l’une de ses grandes forces puisqu’elle revitalise sans cesse l’écoute. On y entend ainsi deux sopranos différentes (Evelina Dobraceva, Ekaterina Siurina), une mezzo (Justina Gringyte), un ténor (Daniil Shtoda), deux barytons (Andrei Bondarenko, Rodion Pogossov) et une basse (Alexander Vinogradov) : autant d’artistes de haute tenue au service de la musique de Rachmaninov. Devant une telle cohérence, où c’est le tout qui fait l’œuvre, on hésite à détailler les qualités de chacun, tant elles semblent indissociables de celles des autres. On ne s’abstiendra pas toutefois de relever la voix dorée de Daniil Shtoda un ténor dans la plus belle tradition russe, ni de s’émerveiller de sa ligne vocale noble et imperturbable. Evelina Dobraceva est aussi convaincante dans les passages les plus tourmentés que dans les moments plus intérieurs, où la voix se fait presque parlée. Justina Gringyte surprend agréablement par un timbre de mezzo-soprano étonnant de fraîcheur et de légèreté. C’est pourtant le chant éblouissant, d’une distinction proprement royal de Ekaterina Siurina qui s’impose comme l’expérience la plus bouleversante du disque. Andrei Bondarenko joue des couleurs luxuriantes, presque débordantes de son instrument auquel répond, en contrepoint, la concentration sonore plus intérieure de Rodion Pogossov. Enfin Alexander Vinogradov allie des moyens substantiels à une autorité vocale incontestable.
Mais le véritable maître de cette extraordinaire société, c’est le pianiste Iain Burnside. En osmose parfaite avec chacun des chanteurs, il se fait tantôt le chantre d’un Rachmaninov orchestral et débordant, tantôt, celui des couleurs délicates et chambristes des printemps russes, des cerises, du Petersbourg d’Anna Akhmatova. L’auditeur n’a plus qu’à fermer les yeux, et à se laisser couleur dans un tourbillon d’harmonies et de sensations, porté, guidé par les interprètes de cette intégrale inspirée, que l’on quitte avec une nostalgie toute slave.