Certains compliments sont remplis de pièges : la trentaine juste atteinte, à peine auréolée de sa victoire à l’édition 2015 du Concours Operalia, Lise Davidsen a les moyens naturels, le souffle et l’ampleur d’une authentique wagnérienne, elle est de haute stature, et elle est norvégienne. Ne dîtes rien de plus, c’est la nouvelle Kirsten Flagstad ! Entamer une carrière internationale nantie de telles comparaisons, c’est un fardeau dont beaucoup voudraient se débarrasser, quitte à se démarquer à tout prix d’un modèle si imposant. Pour son premier récital chez Decca, Lise Davidsen semble pourtant revendiquer l’héritage, en alignant les pages de Wagner et de Strauss, et notamment ces Quatre Derniers Lieder qui eurent pour créatrice son illustre aînée. Panache d’une jeune artiste ou stratégie bien étudiée de maison de disques ? Préférons écouter ce disque carte de visite avec toute l’attention que mérite une soprano déjà acclamée sur les scènes de Stuttgart, Vienne, Aix-en-Provence, Munich, et qui s’apprête à faire ses débuts au Festival de Bayreuth sous la direction de Valery Gergiev, en Elisabeth de Tannhäuser.
C’est avec Tannhäuser, justement, que débute le programme : « Dich Teure Halle » expose d’emblée toutes les qualités d’une voix saine et pleinement homogène sur l’ensemble de la tessiture, dénuée des parasitages (vibrato, tensions) qui viennent souvent affecter des instruments encore jeunes. Une voix « sans défaut » en somme, mais surtout non dénuée de qualités : le timbre, onctueux et juvénile, lacté pourrait-on dire, apporte un beau contrepoint à la vraie largeur des moyens, et sauve cette voix de soprano dramatique des intonations trop guerrières ou métalliques qui sont, dans une telle tessiture, des écueils aussi fréquents que redoutables. Une propension à la douceur qui tombe sans un pli sur la prière du III, « Allmächt’ge Jungfrau », moins fervente que résignée ici, mais poignante par sa simplicité sans appel.
Chez Strauss aussi, les pages d’introspection frappent l’auditeur par leur concentration, leur intensité rentrée, leur maturité en somme. Des Lieder de l’opus 27, c’est ainsi la cantilène admirablement menée de « Ruhe meine Seele » que l’on retient surtout. Non pas que le sanguin « Cäcilie » soit raté ; il est parfaitement maîtrisé, va sans temps mort à son acmé avec une science consommée du chant. Mais voilà, c’est quand elle peut infuser une pointe de mélancolie que Lise Davidsen prend sa pleine dimension, en nous transmettant un peu de ce que Victor Hugo appelait « le bonheur d’être triste » : même la douce « Heimliche Aufforderung » a les yeux qui se voilent ; puis vient « Morgen », qu’en toute franchise on a rarement entendu si bien enregistré et si intelligemment chanté, avec une économie de moyens qui serait déjà une prouesse technique à admirer si elle n’était pas mise au service d’une interprétation à chérir, sobre, juste, sans pathos comme toute déclaration vraiment sincère. « Wiegenlied » et « Malven », le rare et vrai « dernier » des Lieder de Richard Strauss, puisqu’il fut composé en 1949, et redécouvert en 1984, sont d’autres avatars de cet art consommé où la Sehnsucht ne devient jamais une pose.
On se doute que les Quatre derniers Lieder trouvent donc en Lise Davidsen une interprète inspirée et assez avisée pour savoir où elle ne doit pas aller : la jeunesse de sa voix ne la destine pas naturellement vers la contemplation métaphysique et l’apprentissage du renoncement progressif à la vie ? Elle y puise une énergie motrice qui donne au cycle un rythme, un rebond presque inattendu. Ce Strauss-là n’est pas un néo-wagnérien qui se retire à l’heure de la musique atonale ; c’est un mozartien dont l’adieu à la vie n’est pas une marche vers la mort (non, même pas dans « Im Abendrot ! »), mais un ultime émerveillement. Une proposition d’autant plus réussie qu’elle trouve, chez les musiciens du Philharmonia Orchestra et chez Esa-Pekka Salonen les foisonnements de couleurs et de rythmes entremêlés qui sont sa plus parfaite illustration orchestrale. Les mêmes, un peu plus tôt, faisant pourtant somnoler le si exaltant « Es gibt ein Reich »… La mélancolie gagne aussi définitivement dans ce disque que l’impatience chez l’auditeur : à quand les prochains rendez-vous avec Lise Davidsen ?