Dix ans que Régine Crespin nous a quittés, mais quarante ans depuis ses derniers disques. Warner a eu bien raison de rendre hommage à la plus grande soprano française de l’après-guerre, qui n’eut jamais dans son pays la reconnaissance qu’elle avait pourtant amplement méritée. Dix CD, c’est bien, mais c’est finalement peu compte tenu de la stature de cette artiste : cela reflète néanmoins le scandaleux sous-emploi dont Crespin fut alors victime de la part d’EMI, puisqu’elle ne fut sollicitée pour aucune des intégrales qui auraient dû apparaître comme autant d’évidences. Elle fut un peu plus gâtée chez Decca, qui lui permit de participer à un Rosenkavalier et à La Walkyrie.
Pour ce coffret, on n’a pas cherché ici à bourrer le minutage pour faire tenir le maximum de musique sur les galettes comme l’a fait Deutsche Grammophon, avec des résultats parfois curieux, pour son récent hommage à Gundula Janowitz. Warner a décidé de respecter les programmes des différents récitals gravés à partir de 1958 et jusque dans les années 1970, où une crise vocale poussa Crespin à tenter de se réinventer en mezzo-soprano : la plupart de ces disques ne dépassent donc pas les 45 minutes, durée normale d’un 33-tours. Les CD les plus longs sont le fruit d’assemblages conçus pour l’occasion (les deux derniers, en particulier, tiennent un peu du pot-pourri où se rencontrent les œuvres les plus diverses, la cocotte Métella côtoyant Madame Lidoine). Le tout premier CD est complété par deux airs enregistrés dans le cadre d’un « Panorama de l’Opéra français » publié par le Club français du disque et qui faisait intervenir bien d’autres artistes (mesdames Gorr, Sarroca, Scharley, messieurs Lance, Vanzo, Massard, etc.). Et le CD 7 réunit deux disques de mélodies, gravés avec deux pianistes différents.
Quelques lacunes inévitables, donc : rien de Richard Strauss, alors que Crespin fut une très grande Maréchale. Pas trace non plus de la Pénélope de Fauré, où elle fut mémorable. Manque aussi peut-être le Stabat Mater de Poulenc, paru en 1964.
Dans Wagner, la suprématie crespinienne fut clairement reconnue en son temps, notamment par une invitation à se produire à Bayreuth de 1958 à 1961, puis à Salzbourg en 1967. Magnifique Elisabeth, splendide Elsa, Crespin savait conférer à ces personnages une générosité latine qui ravit dans le répertoire germanique. Son timbre laiteux et la pureté de son émission donnent l’impression d’une voix qui s’élance sans effort apparent dans les partitions les plus lourdes, affrontant sans forcer l’orchestre wagnérien, et sans jamais sacrifier la diction, comme tant d’autres par la suite se croiraient autorisées à le faire…
Dans le répertoire italien, il existait encore dans les années 1960 une redoutable concurrence, qui rend peut-être moins exceptionnel le témoignage crespinien : de nos jours, le public sauterait au cou d’une artiste de ce calibre, mais les verdiennes et les pucciniennes hors-pair existaient alors en abondance. Outre le disque exclusivement consacré à Verdi, l’opéra italien est bien sûr présent sur les CD 1 et 4, sans oublier les extraits d’une Tosca en français (CD 10). Plus peut-être que la Leonora du Trouvère, Amelia du Bal masqué convient fort bien à Crespin, comme le montre un beau « Morrò » (CD 4), et un superbe « Orrido campo » (CD 5). Si les graves impressionnent, si l’aigu est pulpeux, on regrette l’absence du contre-ré bémol dans la scène de somnambulisme de Macbeth (madame Crespin triche un peu, en remplaçant la série fa-la-ré-ré par ré-fa-la-ré). On s’amusera peut-être de l’entendre enchaîner Eboli et Elisabeth, mais cela nous rappelle simplement que les tessitures des deux personnages ne sont pas si différentes (et l’on s’indignera à juste titre que la traduction italienne ait été préférée à l’original, pour un enregistrement réunissant une chanteuse française, un chef français et un orchestre français. Autres temps, autres mœurs…). Un des rares doublons de ce coffret permet aussi de comparer la maturation de l’artiste : la Desdémone de 1963 paraît ainsi nettement plus affirmée que celle de 1958, avec un personnage plus consistant. Sur le plan dramatique, on peut aussi remarquer une évolution. Dans son récital italien de 1963 (CD 4), Crespin sonne un peu trop distinguée pour Santuzza ou même pour Gioconda, dont le « Suicidio » paraît bien peu viscéral (et ce n’est pas la réserve typiquement britannique de l’orchestre de Covent Garden qui l’aidera). Trop grande dame pour la petite mousmé Butterfly, l’interprète laisse quand même affleurer son tempérament par endroits, avec toujours cette distinction majestueuse plus adaptée à la Marguerite de Boito.
Dans le répertoire français aussi, on est d’abord frappé par l’extrême pudeur de l’interprétation : nous sommes en studio, bien sûr, mais c’est aussi l’époque qui le voulait ainsi. Si Crespin pouvait être une lionne sur scène, le disque la trouve presque placide pour l’air des Lettres, et Charlotte paraît ici presque trop maîtresse d’elle-même par rapport aux émotions que le texte et la musique expriment. On n’adressera pas le même reproche aux sélections d’extraits (inimitable noblesse des deux héroïnes des Troyens, très belle Salomé dans Hérodiade), même si l’entourage n’y est pas toujours aussi glorieux qu’on le voudrait. Irremplaçable, on le savait, le disque d’airs d’opéra français (CD 3), rempli de pages magnifiques, et où la direction de Jésus Etcheverry fait ressortir la mollesse intolérable de Jean Laforge, surtout dans Alceste (CD 1). Drôle d’idée d’avoir inclus le Roi de Thulé dans sa version Gounod en s’arrêtant dès la fin de la ballade, même si personne ne se serait attendu à Régine Crespin dans l’air des bijoux. Après elle, qui pourra maintenant redonner vie à Sigurd ou à La Reine de Saba ? Enfin, Anna Caterina Antonacci a prouvé qu’il était possible d’être Cassandre après Crespin, tous les espoirs sont donc permis.
Le coffret nous rappelle enfin que Crespin fut aussi une mélodiste, pas seulement adepte de la mélodie avec orchestre, comme dans le fameux disque Ravel-Berlioz enregistré avec Ernest Ansermet, mais également une Liedersängerin et une pratiquante de la mélodie française. Qui est ce John Wustman qui l’accompagnait ? Né en 1930, ce pianiste américain travailla avec les plus grands (Schwarzkopf, Pavarotti, Christa Ludwig…). Les Fauré et certains Duparc pourront sembler un peu lents quand même. Les extraits d’opérette prouvent que la diva avait de l’humour, ce que confirme une chanson comme « La Tantina de Burgos » à la fin du dernier disque.
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