Gemma di Vergy, Marin Faliero, Caterina Cornaro, Maria di Rohan… Se souviendrait-on de ces opéras de Donizetti si, dans les années 1970, une poignée d’artistes, capables de les interpréter, ne les avaient exhumés ? Joan Sutherland, Montserrat Caballe, Leyla Gencer, Mara Zampieri, Raina Kabaivanska et côté homme, un seul, baryton de son état, ce qui constitue déjà en soi une originalité dans un monde lyrique où les voix aigues captent plus facilement l’attention que les graves : Renato Bruson. Né en Italie en 1934 (contrairement à ce qu’affirme Wikipedia qui le rajeunit de deux ans), il doit, parait-il, sa vocation lyrique à Maria Callas, applaudie en 1952 à Vérone dans La Gioconda. Il y a légende moins vraisemblable. Ce que l’histoire ne dit pas, c’est comment le chanteur se trouva être un des fers de lance de la Donizetti renaissance alors que sa voie, verdienne, semblait toute tracée.
L’émission feutrée et l’élégance de la ligne ne sont vraisemblablement pas étrangères à cette orientation inattendue quand on sait que l’époque préférait dans Verdi des voix acérées et un chant, certes moins soigné, mais plus percutant. D’ailleurs en 1972, Milan ne lui propose pas pour ses premiers pas sur la scène de La Scala Luna (Il trovatore) qu’il avait interprété à ses débuts en 1961 à Spolete, ou Don Carlo di Vargas (La forza del destino) qui, aux côtés de Franco Corelli, à Parme en 1967 lui avait valu une reconnaissance internationales mais le rôle d’Antonio dans Linda di Chamounix. Peu de temps auparavant, il avait participé à la résurrection de Caterina Cornaro à Naples. Suivront Les Martyrs à Rome en 1975, Gemma di Vergy toujours à Naples la même année, Belisario en 1981 à Buenos-Aires et pas mal d’autres, sans parler des opéras de Donizetti qui, eux, n’avaient jamais quitté l’affiche comme Lucia di Lammermoor ou La Favorita.
C’est au cœur de ces années-là, en 1977, que Decca a la riche idée de proposer à Renato Bruson d’enregistrer sous la direction de Bruno Martinotti, un programme d’airs d’opéra exclusivement donizettiens. Si incroyable que celui puisse paraître, ce récital n’avait jusqu’à présent jamais fait l’objet d’un report en CD. Ecrire que l’enregistrement est historique reviendrait à en diminuer l’intérêt. Ces neuf titres sont davantage que le témoignage d’une époque, définitivement révolue lorsque l’on scrute à la loupe les programmes des maisons d’opéra aujourd’hui. Ils représentent une leçon de chant dont la noblesse du ton, la science du legato, la gestion du souffle, le respect scrupuleux de l’écriture en ses sinuosités et ses indications sont quelques-uns des nombreux enseignements. Le timbre même de la voix, bronze patiné ou étoffe satiné au choix, apparaît à nos oreilles, chaleureux et réconfortant. Il confère à ces héros tout d’une pièce une sensibilité que les livrets, troussés à la va vite, oubliaient souvent de leur concéder. Non plus machines à aligner des notes, mais personnages incarnés, vraisemblables, vivants avec leurs creux et leurs bosses, leurs clairs et leurs obscurs.
Ce sont ces mêmes qualités qui font tout le prix des trois airs verdiens ajoutés pour allonger la durée du récital en fin de programme. Macbeth, Rigoletto, Posa, tous les trois profondément vécus, moins teigneux, moins saillants, moins héroïques que d’autres fois mais d’une humanité profonde à laquelle il est impossible de rester insensibles. Entre ces gemmes de la plus belle eau, se glissent deux extraits du requiem inachevé que composa Donizetti à l’intention de Bellini. Luciano Pavarotti joint sa voix à celle de Renato Bruson le temps d’un « Judex Ergo », et là encore, c’est magnifique.