« Figurez-vous une pièce sans amour, sans amants, sans exhibition sexuelle, une pièce sans femme, si pure qu’on peut la jouer devant des vierges et si pathétique qu’on a pleuré » écrivait en 1904 Sâr Péladan au sujet du Jongleur de Notre-Dame. Réaction d’un autre temps. Peut-on aujourd’hui pleurer en écoutant un opéra dont le propos est empesé de bondieuseries et dont le caractère médiéval rappelle les vignettes naïves des livres d’autrefois ? Ce serait compter sans les talents dramatiques de Jules Massenet qui ouvre là sa période monégasque1 avec une œuvre originale et aboutie, audacieuse même dans son mélange des genres. Partition foisonnante qui vaut d’abord par sa galerie de portraits pittoresques, parfois même burlesques, parmi lesquels se détachent la figure de Frère Boniface avec sa fameuse « légende de la sauge » et bien évidemment, celle de Jean, jongleur de son état.
Le personnage présente suffisamment d’intérêt pour avoir retenu l’attention de Roberto Alagna, autour duquel fut organisée à Montpellier le 4 février 2007 une unique représentation de l’opéra en version de concert dont l’enregistrement est proposé aujourd’hui sous forme d’un coffret de 2 CD par Deutsche Grammophon. Deux mois après le scandale de La Scala, le chanteur renouait avec son répertoire d’élection dans un rôle où on ne l’attendait pas forcément, Jean étant d’habitude réservé aux ténors plus légers : Alain Vanzo en 1978 face au micro d’EMI ou plus près de nous, sur scène, Jésus Garcia en 2005 à Saint-Etienne. Cela explique pourquoi, au premier abord, Roberto Alagna surprend et même dérange avec des accents héroïques qui évoquent davantage le Cyrano d’Alfano que le saltimbanque de Massenet. De l’énergie, de la virilité, de la maturité, de l’autorité et, ce qui est bienvenu pour un bateleur, de la gouaille surlignées par le ton et surtout par le timbre qui, griffé, porte encore les stigmates de l’Aïda milanaise (il nous semble depuis qu’il a retrouvé plus de brillant). Non pas donc la silhouette gracile et gracieuse à laquelle nous sommes habitué mais un homme solide, terrestre, dont la métamorphose céleste n’en paraitra que plus miraculeuse. Une fois ce nouveau postulat accepté, la suite, portée par une diction française exemplaire; se déroule évidente, haute en couleurs avec au II une vaillance quasi guerrière et au III une tirade à la Vierge extatique dans laquelle le ténor jette ses plus beaux feux. Aux limites de son chant, suicidaire presque.
La distribution réunie autour de lui ne fait pas preuve de la même imagination avec un Prieur – Francesco Ellero d’Artegna – qui noircit le trait, renfrogné et surtout bien peu idiomatique. L’élocution de Stefano Antonucci est un peu plus fluide mais son Boniface nous paraît insuffisamment caractérisé. Parmi les quatre moines, seuls Marc Larcher, poussé dans ses retranchements en poète et Richard Rittelman, peintre d’une belle ferveur, sont vraiment compréhensibles.
Une version qui vaudrait donc surtout par la vision inédite de Roberto Alagna n’étaient les chœurs de l’Opéra National de Montpellier, pléthoriques, et la direction riche en contrastes d’Enrique Diemecke.
Christophe Rizoud
1 A la suite du Jongleur de Notre-Dame (1902) furent créés à Monte-Carlo : Chérubin (1905), Thérèse (1907), Don Quichotte (1910), Roma (1912) et Cléopâtre (1914)