De Teuzzone, on conservait le souvenir éprouvant de la version dirigée chez Brilliant Classics par Sandro Volta à Mantoue en 1996. Depuis, l’interprétation des opéras de Vivaldi a heureusement été reconsidérée tant d’un point de vue instrumental que vocal. Parmi les artisans de cette régénération figure Jordi Savall dont l’enregistrement de Farnace en 2001, un an avant le premier volume opératique de l’entreprise Naïve*, a ouvert la brèche qui nous vaut de porter un œil nouveau sur l’œuvre lyrique du Pretre Rosso. On retrouve le chef d’orchestre dix ans plus tard, encore à la tête du Concert des Nations, face à un dramma per musica moins prégnant mais tout aussi intéressant que Farnace. Composé en 1718, Teuzzone appartient à une période heureuse de l’histoire de Vivaldi. Maestro di capella di camera à la cour de Mantoue, le compositeur italien n’avait pas besoin comme à Venise d’assumer les frais de représentation de ses opéras avec les risques de banqueroute que cela comportait. Il laissait le soin au Prince Philippe d’avancer l’argent et se contentait d’empocher les gains. « D’un point de vue économique », explique le toujours indispensable Frédéric Delaméa, « le havre lyrique de Mantoue constituait donc pour Vivaldi un véritable Eden ». Et cela s’entend ! La partition est empreinte d’une sérénité propice à l’exploration formelle et orchestrale. On trouve dans Teuzzone, outre le flot généreux de la mélodie qui comme toujours chez Vivaldi irrigue la composition, des innovations sonores réjouissantes et de nombreux pieds-de-nez à la fastidieuse alternance de récitatifs et d’arie da capo. Dans un sursaut d’exotisme, le livret transpose en Chine les habituels enjeux politiques et amoureux de l’opéra seria. Ce qui vaut à Teuzzone d’être surnommé par un Frédéric Delaméa en verve de formule la « Turandot de Vivaldi ». A ce compte, le Barbier de Seville devient le « Don Giovanni de Rossini » et La Fanciulla del West le « Bal masqué de Puccini » mais passons.
Cette ataraxie qui baigne la partition, on la retrouve dans la direction de Jordi Savall. Depuis Farnace, le fondateur du label Alia Vox a muri son interprétation du drame vivaldien, sans pour autant renoncer à la tempérance qui en fait le prix. Derrière sa baguette et les sonorités épanouies du Concert des Nations, on entend (et on voit) le mage de l’opéra baroque avec tout ce que le mot « mage » sous-entend de sagesse par opposition à la fièvre juvénile d’un Spinosi ou celle, plus dramatique, d’un Fasolis. A ceux qui cependant douteraient de la modernité de sa conception, on opposera en guise d’argument le tempo résolument folk de l’aria « Tu mio vezzoso » au premier acte. Enrique Solinis à la guitarra barocca y allume le feu (de camp) et Raffaella Milanesi s’y montre sous son meilleur jour. Au disque, la mezzo-soprano italienne propose une Zidiana satisfaisante, les micros suppléant l’absence de grave que déplorait Laurent Bury lors des représentations versaillaises de ce même Teuzzone (cf. sa recension). La voix n’est pas des plus satinées, on a connu dans le genre étoffe autrement soyeuse mais ce qui ailleurs serait un inconvénient convient au caractère acrimonieux de cette Phèdre pékinoise (Zidiana convoite le cœur de son beau-fils Teuzzone). Pour le reste, on partage l’avis de notre confrère : on se félicite qu’Antonio Giovannini en Egaro n’ait que deux airs (dont un difficile « La gloria del tuo sangue » exposant une vocalisation laborieuse et des inégalités de registre) et que Makato Sakurada dans le double rôle de Troncone et d’Argonte n’en ait pas.
Dans le petit rôle de Sivenio, Furio Zanassi pour lequel Savall en 2001 s’était permis, au mépris de toute considération musicologique, de détourner la tessiture naturelle de Farnace, a conservé ce timbre sec et ce mordant qui au disque le rendent attachant.
A Delphine Galou revient le plus bel air de la partition, le délicat « Ti Sento, ti sento » dont elle sait rendre palpable l’émotion. Le contralto français, désormais célèbre pour avoir remplacé à Paris au pied levé Marie-Nicole Lemieux dans Orlando Furioso, trouve en Zelinda un rôle qui sied mieux à son tempérament : moins dramatique même si virtuose. Et détaché de ce défaut de volume qui à Versailles apparemment le plaçait en retrait, on se laisse prendre par le charme d’un chant sensible qui ne recule devant aucune difficulté et varie intelligemment les reprises.
On est moins convaincu par le Cino de Roberta Mameli qui est à Teuzzone ce que Gilade est à Farnace : un rôle travesti confié à une voix aigüe. Les acrobaties inhumaines auxquelles l’oblige l’aria « Son fra scogli e fra procelle », si elles peuvent stupéfier en concert, passent moins bien au disque. Dommage car son soprano, quand il n’est ni contorsionné ni repoussé vers les extrémités, possède une pulpe et au-delà une indéniable éloquence.
Peut-être souffre-t-il aussi de la promiscuité de Paolo Lopez qui en Teuzzone fait son entrée immédiatement après le premier air de Cino. Enchainé sans transition sur des accords dont les premières mesures rappellent le « Gelido in ogni vena» de Farnace, porté par un souffle et une musicalité à toute épreuve, son arioso, hélas trop court, fait partie de ces pages qui ont le pouvoir de suspendre le temps (on songe à Philippe Jaroussky effeuillant un « Sol da te » miraculeux dans Orlando Furioso). Le duo suivant avec Zelinda – trop court aussi – offre la même tenue, la même science du legato, le même trouble magnifiés par l’union harmonieuse de deux timbres différenciés. La virtuosité sait éviter les embûches tendue ensuite par les écarts du « Come Fra Turbini » et plus encore par la folie cyclonique qui dévaste « Sì, ribelle anderò, morirò ». Sans dévier de la ligne, le chant, d’une longueur confortable, conserve sa force d’expression. Un exploit et un nom à suivre assurément.
* Conçue par le musicologue Alberto Basso et le label indépendant Naïve, l’Edition Vivaldi a pour objet premier d’enregistrer la vaste collection de manuscrits autographes vivaldiens conservée à la Bibliothèque Nationale de Turin, soit quelque 450 opéras, concertos, compositions sacrées et cantates, la majorité de ces œuvres n’ayant pas été entendue depuis le dix-huitème siècle.
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Vivaldi : Teuzzone (Intégrale) | Antonio Vivaldi par Jordi Savall le Concert des Nations