L’unique tragédie lyrique de Leclair est d’une richesse admirable. C’est ce que John Eliot Gardiner avait fait redécouvrir en 1979 en concert à Londres, puis sur scène à l’Opéra de Lyon et par un enregistrement en 1986. Cette version est aussi culte que sa distribution était magistrale, de Howard Cook à Rachel Zatar en passant par Donna Brown. Un second enregistrement est paru en 2005 sous la baguette de Sébastien d’Hérin, de grande qualité mais sans véritablement parvenir à dépasser la version de Gardiner.
Or Stefan Plewniak accomplit ce tour de force de nous faire redécouvrir, à nouveau, que Scylla & Glaucus est une œuvre d’une grande virtuosité, tout simplement en nous offrant la toute première version de l’œuvre. Car en effet, dès sa création en 1746, l’œuvre était déjà altérée à grands renforts de réécriture du livret (avec la disparition du confident Licas) mais aussi de la partition elle-même, par l’intervention de François Rebel, batteur de mesure à la fin des années 1740. Le chef d’orchestre et violoniste polonais fait ainsi indéniablement date avec ce nouvel enregistrement qui, comprenant le plus de parties composées par Leclair possible, est un brillant concentré de l’art de ce compositeur oublié.
La direction musicale est à la hauteur de ces ambitions. Il faut dire que la partition fait les montagnes russes, entre scènes pastorales et bucoliques, le divertissement maritime, la scène dans les Enfers ou encore le cataclysme final. Le chœur et l’orchestre d’Il Giardino d’Amore absorbe et restitue toutes les nuances imprimées par le chef et projette tout le souffle escompté pour cette œuvre hors norme. Le langage musical est très proche de Rameau, c’est le moins que l’on puisse dire, mais le grand nombre de pages pour violon singularise le style du grand violoniste, justement, qu’était Leclair.
Le plateau vocal, sans égaler celui de la version de Gardiner, est d’excellente facture. Mathias Vidal campe le jeune dieu de la cour de Neptune à la perfection. Comme à l’accoutumée, son style si personnel, à la diction ciselée et à l’émission d’une finesse sidérante, lui octroie la palme de l’élégance. Le haute-contre enchaine les portées avec talent, mais relevons en particulier « Chantez, chantez l’amour » de l’acte V qu’il transcende en insufflant, au sein de la joie apparente, le pressentiment du tragique à venir.
En Scylla, Chiara Skerath incarne une nymphe profondément émouvante, servie par une éloquence charismatique. La Circé de Florie Valiquette est une tempête d’émotions : la soprano parvient à passer du plus subtil des désespoirs (« Ne te souvient-il plus ») à l’explosion du furor avec brio. Victor Sicard, Cécile Achille et Lili Aymonino relèvent le défi de chanter l’ensemble du reste de la distribution, de Licas à Vénus en passant par l’Amour, avec le même engagement que leurs collègues.
Certes, Plewniak n’accomplit pas l’impossible et n’égale pas l’enregistrement de Gardiner. Mais cela n’était de toute façon sûrement pas l’objectif, puisque cette nouvelle parution justifie son existence surtout au regard de la version donnée de l’œuvre et vaut de ce fait nécessairement le détour.