« Se quel guerrier io fossi » (si j’étais ce guerrier) chante Radamès au début d’Aida, grisé à l’idée de prendre la tête de l’armée égyptienne. Dans un surcroit de sadisme, Verdi a couronné l’air, déjà tout sauf évident car attaqué à froid, d’un si bémol morendo, épieu impitoyable sur lequel bon nombre de ténors s’empalent et qui donne lieu à chaque fois à d’interminables discussions entre spécialistes au point que la note a fini par occulter l’aria.
A l’âge de quarante ans, Joseph Calleja choisit à son tour d’ajouter ce fleuron à un palmarès jusqu’alors marqué par une certaine sagesse. Celui que les seigneurs du marketing érigèrent en « ténor maltais » à la fin des années 2000 a eu l’intelligence depuis ses débuts en 1997 ne pas écouter les sirènes du succès et de laisser sa voix gagner naturellement en maturité, tel un Saint-Emilion dont il se dit grand amateur. Si Paris n’en a jamais fait grand cas – allez, savoir pourquoi – New York, Munich, Londres le considèrent comme un de leur pilier. Longtemps, son répertoire n’a pas outrepassé les limites fixées par une voix d’essence lyrique caractérisée par un léger grelot, un vibratello légèrement estompé avec le temps devenu marque de fabrique.
Ce n’est plus aujourd’hui cette oscillation minime du son qui distingue le Maltais de ses confrères actuels mais l’art de la demi-teinte. La maîtrise du souffle favorable à de multiples nuances évite les portraits taillés d’un bloc. La puissance n’exclut pas la souplesse. Si l’on ajoute à ce bref descriptif l’éclat d’un timbre doré au soleil de la Méditerranée, on comprend pourquoi Joseph Calleja est parfois présenté comme un des successeurs de Luciano Pavarotti.
Gabriele Adorno, Pollione dans Norma l’an passé à Londres puis à New York en début de saison, et auparavant Faust dans Mefistofele à Munich ont été les signes avant-coureurs de l’évolution de son répertoire. Aux Verdi de jeunesse – Macduff, Alfredo, Mantoue… – dont Calleja fut un en son temps un des meilleurs interprètes succèdent à présent ceux de la maturité en un album – le premier depuis 2013 – qui s’apparente à une déclaration d’intentions. Alvaro, Radamès, Don Carlo, Manrico, Otello : cinq rôles verdiens, cinq sommets que le Maltais entreprend de gravir en studio avant sans doute de les escalader sur scène. Privés du confort du micro, propulsés dans l’urgence de la représentation, ces héros gagneront encore en conviction et en ardeur.
Déjà, ils se dessinent avec une netteté prometteuse, auréolés de la lumière méditerranéenne déjà évoquée, solaires par le métal, sensibles par la manière qu’a le son de vibrer doucement comme s’il miroitait et pourtant vaillants car dotés d’une ampleur suffisante et d’une ligne claire et continue.
Il leur faudra pour s’imposer davantage l’épreuve des planches donc et, en ce qui concerne Alvaro, Don Carlo, Otello, un partenaire d’une autre trempe que Vittorio Vitelli. Baryton et ténor partagent trois duos, soit un tiers du programme. C’est beaucoup lorsqu’on est mal apparié. Le couple formé avec Angela Gheorghiu, assisté de la direction de Ramon Tebar à la tête de l’Orquestra de la Comunitat Valenciana, dégage une séduction autrement vénéneuse. Le duo entre Otello et Desdemona, « Già Nella Notte Densa » est d’ailleurs une des plages de l’album sur laquelle on a plaisir à étaler sa serviette. Manrico peut sembler bancal, la sincérité d’un « Ah si ben mio » privé de trille disqualifiant un « Di quella pirra » ignifugé. Mais la grande scène d’Alvaro dans La forza del destino possède une mélancolie envoutante et, outre un si bémol morendo apte à satisfaire les plus intégristes des aidolâtres, la douceur virile avec laquelle s’éploie l’air de Radamès laisse entrevoir quel général égyptien sera un jour Joseph Calleja.