En écoutant ce CD, on se sent comme un petit enfant qui aurait reçu d’un adulte un splendide ballotin de pralines à la liqueur. Le gamin est enthousiasmé par la beauté de l’emballage, il est enivré par les parfums de chocolat qui surgissent de la boîte, mais au moment de croquer les bonbons, l’amer alcool attaque son palais, et l’enfant laisse là le cadeau, déçu et mécontent.
La boîte, c’est la présentation somptueuse du CD : comme à l’accoutumée, rien n’est trop beau pour les productions parrainées par le Palazzetto Bru Zane. Du design à la prise de son en passant par la qualité du travail éditorial, tout représente la quintessence du luxe discographique. A l’heure où tant de produits sont bâclés par des gens dont l’enregistrement ne représente qu’une des multiples casquettes, il est bon de voir un CD dont tous les aspects ont fait l’objet d’un soin méticuleux.
Les parfums de chocolat, ce sont les effluves exquises qu’Hervé Niquet prend un malin plaisir à tirer de son Orchestre de la radio de Munich, a priori étranger au répertoire français. Profitant de la relative virginité de ses instrumentistes, le chef bouscule leurs habitudes, et les pousse dans leurs derniers retranchements, les obligeant à une constante excellence, à un jeu nuancé au millimètre près. Les cordes vibrent avec passion, les bois s’épanchent en lyrisme éperdu, les cuivres martèlent le discours. Toute la subtilité de l’école française d’orchestration, sans les maniérismes qui l’entachent parfois.
Les pralines, c’est la voix de Véronique Gens, qui n’en finit pas de prendre de l’ampleur. Quelle métamorphose depuis ses débuts dans le chant baroque ! La puissance s’est affirmée, la tessiture s’est élargie, la présence est devenue incontestable, mais en même temps, le timbre, loin de s’endurcir, a gardé cette pureté virginale qui lui a permis de passer sans rupture de la Didon de Purcell aux grandes héroïnes du répertoire romantique.
D’où vient dès lors notre mécontentement ? Sommes-nous des enfants gâtés de faire la fine bouche face à tant de splendeurs ? Quelle est cette liqueur amère qui nous déçoit ? Réponse lapidaire : les œuvres elles-mêmes. Pour l’un ou l’autre – César Franck essentiels, une page de jeunesse de Bizet que l’on qualifiera juste de prometteuse –, que de musique au kilomètre, de pages dénuées de la moindre inspiration, de platitudes mélodiques et harmoniques ! Les oratorios de Massenet ont leurs groupies, mais on avoue n’y entendre que des bondieuseries fades et mollement sulpiciennes. Même le grand Halévy, dont La Juive reste une référence, n’est illustré que par un extrait de son obscure Magicienne dont on se demande quel enchantement elle peut produire. Quant à la Stradella de Niedermeyer, aux Guelfes de Benjamin Godard ou à la Gismonda d’Henry Février, on ne leur souhaite qu’une chose : pouvoir rejoindre bien vite la poussière des bibliothèques où ils coulaient des jours heureux.
Etre ou ne pas être chocolat [Christophe Rizoud]
Ah, le mauvais goût des autres ! A l’écoute de ces pages oubliées et exhumées de la meilleure manière possible par des interprètes émérites, au contraire de notre confrère, on s’extasie, on s’enthousiasme et lorsqu’on a fini de trépigner en découvrant cette musique conditionnée par une langue – la nôtre – qui impose une respiration large, des phrases longues où le groupe nominal l’emporte sur le mot, quand on a cessé donc de savourer cette écriture que l’on aime parce qu’elle respire au rythme de notre parole, on essaie de reconstituer l’image d’une époque dont la richesse musicale stupéfait, tel un enfant non devant un ballotin de chocolat mais face à un puzzle.
N’étant pas amateur de cacao et encore moins de pralines à la liqueur, nous abandonnerons là la métaphore. Combien d’avis définitif, de jugement à l’emporte-pièce avons-nous entendu, dès notre plus jeune âge, à une époque où il était de bon ton de trouver la musique de Verdi trop facile, de considérer Rossini comme un amuseur, de limiter Vivaldi à ses Quatre saisons ou de se boucher le nez chaque fois que l’on prononçait le nom d’Offenbach. Le travail de valeureux musicologues, d’infatigables défricheurs, de Don Quichotte de l’art lyrique et d’artistes courageux, tels le Palazzetto Bru Zane et Véronique Gens aujourd’hui, ont aidé à réviser des opinions trop tranchées.
N’oublions pas qu’un compositeur au 19e siècle se devait d’être joué à Paris s’il voulait connaître la consécration. Similitudes, références, parallèles, influences se croisent et parfois se bousculent au fur et à mesure que se succèdent les plages de cet enregistrement, intelligemment agencées pour que Fromental Halévy avoisine son gendre Georges Bizet ou que ces compositeurs moins connus que sont Alfred Bruneau ou Louis Niedermeyer surviennent parmi les premiers afin de ne pas être noyés dans une masse susceptible de les engloutir. Quand bien même l’émotion serait absente, l’intellect, constamment sollicité, est à la fête.
Nous reviennent alors à l’esprit les propos de Jacques Bonnaure dans son ouvrage consacré à Massenet. Sommes-nous certains de disposer de toutes les clés pour comprendre cette musique ? Comme le genre baroque il y a maintenant une cinquantaine d’années ou Rossini avant sa renaissance, l’opéra romantique se doit d’être rendu à ses codes, en termes d’interprétation comme de représentation. Cet enregistrement marque un jalon dans la réappropriation de notre répertoire. Ne serait-ce qu’à ce titre, il est inestimable.