Charles Castronovo n’était pas prévu au programme du Festival de Verbier 2014. Lorsque Ramon Vargas se fait porter pâle et annule sa participation à la dernière minute, il accepte de le remplacer dans le rôle principal de La Damnation de Faust de Berlioz (voir compte rendu), qu’il a notamment tenu à Nice en 2011 et à Valence en 2013, et qu’il reprendra l’an prochain avec le Philharmonique de Berlin. Il sort d’une série de représentations de La Bohême de Puccini données sur la prestigieuse scène du Covent Garden, dans lesquelles il incarnait Rodolfo aux côtés de la charmante Ermonela Jaho jusqu’au 19 juillet 2014, en alternance avec le couple de stars Angela Gheorghiu et Vittorio Grigolo. Bien que fatigué et légèrement stressé par ce changement inopiné, il prend aimablement le temps de nous recevoir pour une brève rencontre, à bâtons rompus.
Comment fait-on pour remplacer du jour au lendemain Ramon Vargas, dans une partition aussi complexe que La Damnation de Faust ?
Je connais Ramon plutôt bien. C’est un homme vraiment bien, tellement gentil, un grand ténor et un grand artiste qui a une merveilleuse et longue carrière. Il m’a coaché quelques fois: c’est un professeur de chant génial. Tous les bons chanteurs ne parviennent pas à traduire avec des mots ce qu’ils font, mais lui y arrive très bien. Nous avons le même manager. Quand Ramon a annoncé qu’il allait se retirer, celui-ci m’a demandé, la veille de la dernière matinée de La Bohême, si je pouvais le remplacer. Je me suis dit : ok, je n’ai pas chanté La Damnation depuis un bon moment… peut-être quelques mois… je ne me souviens plus! Je suis rapidement allé chercher la partition, juste pour essayer de me la remémorer [rires]. Et je me suis lancé ! Après ma dernière représentation à Londres, j’ai couru à l’aéroport et je suis arrivé ici à une heure du matin, la nuit dernière. Je suis donc un peu fatigué aujourd’hui.
C’est évidemment un grand honneur de remplacer Ramon, et d’être ici. C’est ma première fois à Verbier. C’est très intéressant. Je me suis rendu en Suisse une fois auparavant, mais je n’y ai jamais chanté. C’est superbe ! Je suis heureux ! J’essaie juste de me remémorer ma partie aujourd’hui. Les répétitions se sont bien passées même si je n’ai pas pu participer à toutes, J’ai manqué la première, qui aurait été utile. Deux répétitions, c’est toujours un peu mieux. Nous en referons une petite demain matin, juste pour essayer quelques moments. Car dans l’ensemble ça fonctionne bien. Il n’y a que quelques passages durant lesquels nous n’étions pas ensemble. C’est une œuvre difficile, avec quelques moments délicats. Charles Dutoit [chef d’orchestre de cette Damnation] a uniquement veillé à ce que nous soyons dans le bon tempo et entrions au bon endroit, parce que nous n’avons pas le temps de considérer une tonne de détails. Parfois les meilleures représentations sont celles que vous n’avez pas trop le temps de préparer, c’est un peu plus spontané.
Vous aimez cette oeuvre?
Oui, c’est une œuvre tellement belle ! Et très intéressante. Berlioz écrit si bien pour la voix de ténor, toujours d’une manière lyrique et élégante, et en même temps stimulante – ce n’est jamais ce que vous pensez que ça va être. Cela demande un bon medium, et évidemment quelques aigus, mais surtout de l’élégance et du lyrisme, qui restent ce que je préfère. C’est très gratifiant à chanter. Le répertoire français est définitivement mon préféré. Il me convient tellement bien parce qu’il requiert beaucoup d’élégance. Il est plus naturel pour moi de chanter dans ce style que dans quelque chose de plus déclamatoire, comme le vérisme. Bien sûr, je viens juste de chanter La Bohême, mais en dehors de quelques moments plus dramatiques, ma partie reste principalement lyrique. J’aime rester dans ce genre de rôles, pas trop dramatiques.
Vous souvenez-vous du moment où vous avez su que vous entreprendriez une carrière de chanteur ?
Cela devait être au lycée. A 14 ou 15 ans peut-être. Je n’envisageais pas alors de devenir un chanteur d’opéra, un chanteur classique. J’étais dans trois groupes de rock différents. J’adore le rock’n’roll. Je chantais et jouais de la guitare. Durant un temps de midi, je chantais avec des amis une chanson des Beatles et le professeur de chant choral qui passait par là m’a dit que j’avais une belle voix et m’a proposé de rejoindre la chorale. J’ai répondu non ; je voulais être une rock star ! Mais elle était très intelligente, et elle a ajouté : « Réfléchis-y : dans la chorale, il a soixante jeunes filles et seulement cinq garçons ». Là je me suis mis à calculer et je suis arrivé à la conclusion que cela devait être un endroit plaisant [rires] ! J’y suis allé et j’ai apprécié, tout ce travail sur l’harmonie. Ma voix convient à la musique classique mieux qu’au rock. J’adorais chanter du rock, mais je savais que ce n’était pas la bonne couleur : ma voix a toujours été trop propre pour le rock. La professeur de chant a commencé à me donner quelques solos et c’est devenu une évidence. A la fin du lycée, j’ai écouté des opéras, des airs pour ténor, et j’en suis directement tombé amoureux parce que c’est tellement viril. Cela vous rend fou. J’ai ramené un CD à la maison et j’ai essayé d’imiter le son, et il était plus simple pour moi d’imiter ce son que Robert Plant de Led Zeppelin [rires]. Je deviens fou lorsque je ne chante pas !
Vous arrive-t-il de donner des conseils à des jeunes chanteurs ?
Oui, à de très jeunes ténors. On m’a aidé lorsque j’ai commencé, et certains continuent de le faire. Mais je ne donne des conseils que lorsque l’on me le demande. Et ce sont en général des conseils d’ordre technique. Je suis toujours ravi d’aider car je pense que les ténors, particulièrement, devraient rester ensemble [rires] ! J’aime les ténors car c’est un style de voix difficile, pas très naturel, dans les extrêmes. Je suis toujours en faveur des ténors! Je ne sens aucune concurrence. Quand j’entends d’autres ténors, j’essaye d’en retirer quelque chose.
Vous avez enregistré un CD de chansons napolitaines. Pourquoi avez-vous opté pour ce répertoire pour votre premier enregistrement ?
Mon père est originaire de Sicile. J’adore ces chansons, elles sont très belles. Je ne voulais pas les enregistrer avec un orchestre ; je préférais quelque chose de plus intime. J’ai choisi un groupe constitué d’une guitare, une basse, une mandoline et des percussions. Pour moi, ce fut l’accomplissement d’un projet motivé par la passion. Je ne l’ai fait que pour mon propre plaisir. Nous avons commencé à donner quelques concerts, et même les gens qui ne proviennent pas de Sicile pouvaient ressentir la nostalgie et toutes les émotions contenues dans cette musique. Quand vous entendez la mandoline, vous ne pouvez vous empêcher de sourire. J’ai finalement eu mon groupe de rock !
En 2010, vous avez créé Il Postino de Daniel Catán au Los Angeles Opera, avec Plácido Domingo. Quel souvenir en gardez-vous ?
C’était très intéressant de créer une nouvelle œuvre, quoi qu’il en soit, et de pouvoir travailler avec son compositeur. Nous souhaitons tous pouvoir parler à Verdi ! Discuter avec Daniel Catán du rôle fut vraiment intéressant. Lorsque je rencontrais un problème avec quelques notes, je lui en parlais et le lendemain, il avait adapté la partition pour que ce soit vocalement plus confortable. On ne peut pas faire ça avec Verdi ! On me tuerait ! Plácido Domingo est l’un de mes héros. Il est aussi une source d’inspiration : il est une légende, il a chanté à peu près tout, mais il continue de vouloir apprendre. Dans une des scènes d’Il Postino, j’ai un si aigu pianissimo, et j’ai la chance d’avoir un talent naturel pour faire les pianissimi. Placido m’a demandé comment je faisais ! Au début j’étais surpris. Puis j’ai essayé d’expliquer du mieux que je pouvais !
Etes-vous sensible à la critique ?
Je ne lis pas les recensions. C’est un choix. Je me souviens, au début de ma carrière, un ami m’avait rapporté que j’avais suscité une bonne critique. Je l’ai lue et ça disait : « Charles Castronovo est un très bon acteur… mais la voix n’était pas si bien » ! J’ai téléphoné à mon ami et je lui expliqué que c’est n’était pas une bonne critique. Mon ami a répliqué : « Ils ont dit que tu es un bon acteur !», et je lui ai répondu : « Mais je suis un chanteur ! ». Après cela, je me suis dit que je ne lirai plus jamais de recension. Si vous prenez les bonnes critiques, vous devez aussi prendre les mauvaises, et ce ne sont jamais que l’opinion d’une seule personne. Je préfère me fier à la réaction du public, ou au fait qu’un festival ou une maison d’opéra me réinvite. Alors, je sais que j’ai été suffisamment bon.
Vous semblez porter un grand soin à votre physique et à votre apparence.
J’essaie de rester en bonne santé. Je fais un peu d’exercices. Je ne suis pas fou : si vous avez trop de « tablettes de chocolat », cela devient très difficile de chanter – c’est mon excuse pour garder un « ventre normal » [rires] ! Je fais du cardio, des poids, rien de trop lourd, mais des exercices qui me font me sentir plus fort.
Etre séduisant peut aider pour quelques rôles. Je chante beaucoup de rôles romantiques, et ressembler aux personnages est un plus. Je sais qu’avant ce n’était pas primordial ; aujourd’hui ça l’est davantage – ça l’est même trop. Toutefois, si la voix est incroyable, qu’importe le physique, les gens aimeront. Si vous avez un peu des deux, de la voix et du physique, cela a un plus grand impact dans le cadre d’une performance scénique. Il en va de même aujourd’hui dans le cinéma. C’est la société aujourd’hui.
Vous êtes-vous déjà senti comme Faust, dans la vraie vie ?
Je comprends Faust mais je ne suis pas comme lui. J’essaie de vivre et de prendre les meilleures choses, de faire les expériences qui me tentent maintenant. Faust, pas. C’est pour ça qu’il devient fou, et veut redevenir jeune. Il étudiait et était très seul. Je préfère me tromper et me rendre compte ensuite de mon erreur plutôt que de ne pas le faire parce que les gens me le conseillent et le regretter. Vous ne pouvez pas vivre sans ressentir de la peine ou faire des erreurs.
Que puis-je vous souhaiter ?
D’être patient, d’avoir une longue carrière et du bonheur. Car c’est un métier difficile, dur pour la famille et les relations. J’aimerais chanter Werther, Hoffmann, Don José, principalement des rôles français, puis Don Carlo et Un ballo in maschera. Je rêve de chanter Lohengrin… Peut-être quand je serai plus vieux ?
Propos recueillis à Verbier le 20 juillet 2014