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Christian Gerhaher : « La nature profonde de l’art est de chercher la vérité mais pas de la trouver »

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Interview
20 mars 2017
Christian Gerhaher : « La nature profonde de l’art est de chercher la vérité mais pas de la trouver »

Infos sur l’œuvre

Détails

Faut-il encore présenter Christian Gerhaher ? Un des plus grands maîtres actuels du lied, épigone de Dietrich Fischer-Dieskau comme il se nomme lui-même, a rendez-vous avec les Parisiens le 25 mars prochain au Théâtre des Champs Elysées. Sous la baguette de Daniel Harding et par conséquent sans son grand ami pianiste et accompagnateur de toujours, Gerold Huber, Gerhaher laissera un temps son habit de Liedersänger pour interpréter Les Nuits d’été de Berlioz.  


Comment êtes-vous venu à la musique et en particulier au lied ?

J’ai commencé la musique avec l’étude du violon, puis de l’alto. Je rêvais de devenir musicien, seulement j’étais trop mauvais. Mon deuxième professeur de violon était le père de Gerold Huber. Il dirigeait également un chœur et, avec un ami, nous avons décidé un jour de le rejoindre. J’ai immédiatement senti que quelque chose se produisait avec le chant, quelque chose de plus facile, de beau. Par la suite, Gerold et moi avons entrepris nos études supérieures à Munich pratiquement au même moment : il étudiait la musique et moi j’étudiais la philosophie et la médecine.

Puis j’ai découvert les Dichterliebe et les Kerner Lieder de Schumann. Je n’étais probablement pas assez intelligent pour comprendre le sens des Kerner Lieder qui sont assez complexes, mais l’impact des Dichterliebe sur moi a été énorme. C’était en octobre ou en novembre 1988, je suis immédiatement allé voir Gerold en lui proposant de les travailler ensemble. Il a compris qu’il n’avait pas trop le choix mais il a fini par adorer ce répertoire. Nous les travaillions alors chaque semaine, après quoi nous fumions et jouions aux cartes. Une fois par an, nous montions un programme, mais en parallèle, je continuais mes études de médecine. C’était notre manière de travailler ensemble.

Par la suite, je fis une année de césure afin d’étudier plus intensément le chant et d’aborder l’opéra à la Hochschule de Munich. C’était un chemin long et difficile. Deux jours après avoir terminé mes études de médecine, j’ai commencé à étudier au théâtre de Würzburg. J’avais beaucoup de chance mais c’était un début difficile et je n’aimais pas le répertoire qu’on y chantait, essentiellement de l’opérette. Puis je suis devenu indépendant et je me suis concentré sur ce qui a finalement toujours été mon but : le lied.

Qu’est-ce qui vous attire et vous parle tant dans le lied ?

D’abord, certains compositeurs ont un impact incroyable sur moi. Je pense à Schumann, Schubert et Mahler. Et puis le répertoire du lied est de loin le plus vaste bien que ce ne soit pas le plus complexe : si l’on compare une page d’opéra avec une page de lied, cela n’a rien à voir, c’est bien plus insignifiant. Mais la combinaison des mots et de la musique est quelque chose de très spécial. Je ne suis pas surpris que le lied se soit développé si tardivement. A la période classique, il y avait des lieder, dont certains très importants tels que An die ferne Gelibte, le premier cycle de lieder de Beethoven, « Abendempfindung » de Mozart ou encore de magnifiques lieder chez Haydn, mais ces compositions constituaient une sorte de jeu, peut-être même un divertissement. Plus tard, dans la période romantique, ils se sont développés lorsque la forme classique a été de nouveau abandonnée. Ce prétendu abandon de la forme a ouvert la possibilité de combiner expressivité musicale et signification des mots. Mais même cette combinaison du texte et de la musique est toujours, en principe, imparfaite. Certains pensent que plus l’expressivité entre le texte et la musique est similaire, plus on atteint la perfection. Mon opinion est que le désaccord entre le texte et la musique est au contraire un avantage car l’on ne saisit jamais ne serait-ce qu’un aperçu de la vérité. C’est ce que l’on appelle en allemand « Ahnung », qui est un de mes mots préférés et qui signifie le soupçon, l’idée que l’on peut développer mais qui n’est pas une certitude. Et la certitude dans la musique et les arts est toujours quelque chose de douteux ou d’étrange. Je pense que la nature profonde de l’art est de chercher la vérité mais pas de la trouver.

C’est donc pour cela que vous continuez de les chanter, parce qu’ils constituent une quête de la vérité sans fin…

Oui, c’est une quête interminable. Mais il est très étrange que les lieder soient si souvent comparés à des mini-opéras. Les opéras sont des œuvres d’art extrêmement complexes mais au bout du compte, un opéra cherche toujours à être compris. Ce n’est pas le cas du lied. S’il cherchait véritablement quelque chose, ce serait de nous obliger à être attentifs. Le lied est un champ de réflexions, de sensations, pas de décisions.

Quels sont les chanteurs qui vous ont le plus influencé ?

Il y a en particulier trois chanteurs allemands. Fritz Wunderlich, Hermann Prey et Dietrich Fischer-Dieskau, qui fut en quelque sorte l’inventeur des récitals de lieder. Nous étions étudiants lorsque nous l’avons rencontré, Gerold et moi. Il s’est montré très gentil avec nous, l’expérience a vraiment été intéressante, mais il n’était pas le professeur que l’on attendait. Il restait cette légende que l’on avait découverte et entretenue à travers les disques. Mais il a toujours été mon idole, j’étais une sorte d’épigone. A maints égards, il était le plus grand.

Cette appétence pour les mots fait-elle partie chez vous d’une plus grande passion pour la littérature ?

Je lisais beaucoup étudiant. Je continue à beaucoup lire mais pas autant qu’avant car ma vie est aujourd’hui remplie par beaucoup de choses, en particulier par ma famille. Cela dit, je dois admettre que j’ai peur des romans qui font plus de 300 pages… Mais j’ai hâte d’avoir à nouveau plus de temps à consacrer à la lecture. Gerold est un grand lecteur de romans, il a juste commencé A la recherche du temps perdu de Proust. J’ai toujours voulu le lire mais je suis certain que je pourrais le faire une fois à la retraite, ou du moins lorsque mes enfants seront partis de la maison. 

Comment définiriez-vous le romantisme ?

C’est très difficile, mais Il y a une chose qui me vient à l’esprit, c’est le danger de l’identification. Si l’on prend Heine, il n’est pas considéré comme le représentant le plus évident de l’art romantique, et pourtant il y a beaucoup de romantisme en lui. On trouve chez lui l’ironie, le sarcasme, le cynisme. Les Liederkreis op. 24 sont extrêmement ironiques, par exemple. Mais il y a également dans ce cycle des lieder tels que « Berg’ und Burgen » ou « Es treibt mich hin » qui expriment une grande nostalgie. Cette nostalgie est celle d’un Heine qui s’est senti exclu dans son propre pays, l’Allemagne, et qui crache sur lui depuis Paris. Ce romantisme a donc deux faces : celle qui détruit quelque chose, et celle qui cherche à garder ce quelque chose en vie.

Parfois, la musique que Schumann a composée sur les mots de Heine n’est pas comprise dans son ironie. Prenons les Romanzen un Balladen, par exemple, constituées de trois ballades : très souvent le premier lied, « Die beiden Grenadiere » est chanté seul, sans ceux qui suivent. Il est donc pris avec beaucoup de sérieux, comme quelque chose de très patriotique et fervent, alors que ce n’est absolument pas le cas. Ces lieder doivent être écoutés dans leur contexte pour montrer à quel point Schumann saisit cette ironie originelle.

Parlons à présent du répertoire français. Vous avez déjà chanté Pelléas, et vous allez bientôt chanter Les Nuits d’été de Berlioz…

J’ai déjà chanté Les Nuits d’été en version piano avec Gerold Huber, et c’est très beau. J’aime beaucoup Daniel Harding donc je ne doute pas que j’aurai du plaisir à chanter cette œuvre dans sa version orchestrale. Gerold et moi aimons particulièrement les mélodies de Fauré : elles sont si raffinées, si mélancoliques… J’aime aussi beaucoup les mélodies de Debussy.

Pourquoi ne chantez-vous pas davantage ce répertoire ?

Parce que cela m’effraie… Je ne me sens pas capable de maîtriser votre langue et la prononciation requiert toujours une technique spécifique. Lorsque vous écoutez un ténor anglais chanter dans n’importe quelle langue autre que la sienne et qu’il prononcerait même parfaitement, vous entendrez toujours qu’il est anglais. Et puis il y a encore tellement de répertoire allemand que je veux interpréter. Avec Gerold Huber nous travaillons d’ailleurs sur un gros projet d’enregistrement de tout Schumann.

Et Strauss ?

Oh… ! Je n’aime pas beaucoup Strauss. J’aime ses opéras, Salomé, Elektra, Die Frau ohne Schatten. Ses lieder tardifs sont intéressants d’un point de vue littéraire et musical : j’aime par exemple « Die Nacht » ou « Morgen », je trouve ces lieder magnifiques. Mais ses premiers, comme par exemple « Zueignung », sont pour moi une offense esthétique ! Le texte est d’un tel mauvais goût… Je refuse de chanter cela.

Vous ne croyez pas au pouvoir de la musique de rendre ces textes moins insipides ?

Non, car que cela signifierait que la musique est une sorte de divertissement, ce que je rejette également. La musique est quelque chose de spirituel, en particulier pour un chanteur, c’est l’union entre l’effort physique et la pensée. Mais le divertissement, c’est autre chose. C’est un grand effort, spirituel aussi, pour faire perdre la nécessité de penser. 

Est-ce important pour vous d’enregistrer des disques ?

Oui et j’ai d’ailleurs beaucoup enregistré. Le paysage du disque change ; certains disent que c’est un medium qui va disparaître. Mais nous continuons d’enregistrer, et si ce medium ne dure pas, il y aura toujours d’autres façons d’écouter de la musique, comme par exemple sur Internet. Cela fait partie de mon métier d’enregistrer. Le disque est considéré comme un medium qui tend vers la perfection, mais ce n’est pas vrai. Il ne représente qu’un moment, de quelques jours certes mais cela reste un moment très court dans le développement d’un chanteur.

Et cela vous fait-il plaisir de vous réécouter sur ces anciens disques ?

Non ! (rires)

Lorsque vous enseigniez le chant, quel type d’approche aviez-vous ? Quels conseils donniez-vous aux étudiants ?

Lorsque je prends les lieder de Schumann, je pense chaque lied comme une entité à part entière. Je ne pense pas qu’il soit possible d’apprendre une technique et de la plaquer sur une pièce. Je pense que chaque pièce que l’on interprète doit être considérée comme une œuvre d’art individuelle, comme l’incarnation unique d’un son. Et pour ce faire, il est nécessaire d’élaborer une technique spécifique pour chaque œuvre. En tant que chanteur, je n’aime pas l’idée de développer une technique et de l’utiliser pour tout, en me disant : « ça y est, je suis prêt à faire de l’art ». L’art du chant consiste toujours à se demander si la technique que l’on a apprise et que l’on utilise est bonne. Il faut sans cesse la remettre en cause, la mettre en danger même, remettre en question cette certitude dans le but de mieux approcher l’idée de l’œuvre que l’on souhaite interpréter.

En tant que professeur au conservatoire, j’ai vu des enseignants rassembler les étudiants autour d’eux comme une petite famille, et leur dire : « Fais ce que je te dis et tu auras une belle carrière ». C’est très étonnant, pour ne pas dire ridicule. Je pense que les étudiants sont assez grands et qu’ils doivent décider de ce qu’ils veulent dès le premier jour où ils entrent au conservatoire. En tant que professeurs, nous ne sommes là que pour leur donner des conseils, des possibilités, afin de les accompagner dans leur développement. Nous ne sommes que des passeurs.

 

Propos recueillis le 28 janvier 2017 et traduits par Sonia Hossein-Pour

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