Quand avons-nous découvert Christian Gerhaher ? Probablement lors de la parution de sa Belle Meunière en 2000. Nous avaient alors frappé l’alliance très rare d’une expression poétique à la sensibilité extrême, d’un velours vocal très pur et – pourquoi ne pas le dire ? – une diction allemande d’une rare beauté.
De disque en disque, nous avons suivi son évolution, menée toujours avec son complice et ami Gerold Huber, dans un répertoire toujours essentiel donc risqué, où Gerhaher et son pianiste ont apporté mieux que du neuf : une individualité, et une façon de faire qui rend au lied sa densité et son intensité, sans recourir jamais aux tours et détours de bien des liedersänger en panne de sentiment. Il y eut quelques rôles d’opéra, assez rares, des récitals en Europe auxquels il ne nous fut pas possible d’assister, une ou deux apparitions discrètes en France, et enfin, ô joie, ce concert programmé jeudi 18 juin à l’Auditorium d’Orsay, concert achevant un cycle consacré cette année à l’art de l’accompagnement.
Il n’était que trop légitime d’offrir à Gerhaher ce rang de choix dans une saison riche en personnalités : notamment parce que le baryton et son pianiste ont construit ces dernières années une relation musicale d’une très grande fécondité, exemplaire à bien des égards, et que l’art de l’accompagnement, dans ce cas d’espèce, se confond avec l’art du lied tout court.
Christian Gerhaher, on voudrait comprendre mieux la façon dont vous abordez le lied, et notamment cette manière que vous avez de cultiver tout ensemble un chant très analytique et une véritable émotion vocale.
Mon principe fondamental, c’est que le lied présente cette particularité de ne pas mettre en musique des textes qui sont conçus pour la musique. A la différence de l’opéra, où le livret est d’emblée considéré comme matière à mise en musique, le poème préexiste au lied. A vrai dire, le poème tout seul est déjà chose complexe. Il ne suffit pas de lire un poème une fois pour en épuiser toute la signification. Le poème est une œuvre d’art en soi, irréductible. Si l’on considère qu’un lied dure environ trois minutes, on se rend compte que pendant ce temps très court, il faut que l’auditeur puisse comprendre à la fois le poème et la musique. Cela veut dire qu’il faut être capable de faire vivre le poème de la manière dont le poète l’a écrit, mais aussi de la manière dont le musicien l’a entendu. Il s’agit d’un lourd travail de reconstitution du parcours du poème. Le niveau de complexité est tel qu’il faut trouver le moyen pour faire que l’auditeur ne soit pas dans un rapport intellectuel avec le lied, mais dans un rapport de perception. Il faut qu’il vive le lied, qu’il le perçoive instinctivement. Qu’en l’espace de trois minutes on ait pu faire passer tout ce que le poème et la musique renferment de complexe, de profond, de radical, dans une expression.
On a souvent dit qu’un lied est un opéra en petit format. Est-ce votre avis ?
Non. Un lied n’est pas une chanson. Ce n’est pas non plus une ballade, même si le répertoire de lied comporte quelques ballades. Et ce n’est pas non plus un « mini-opéra ». Car dans un opéra, le côté dramatique est très spécial. Ce « dramatisme » n’a rien à voir avec celui du lied. Dans le lied, nous sommes dans une psychologie profonde, dans le subconscient, non dans l’action théâtrale.
Comment conciliez-vous la rigueur conceptuelle qui semble être la vôtre dans l’analyse du lied et la sensualité vocale que vous pratiquez ?
Ce n’est pas du tout contradictoire. C’est même très complémentaire. Je n’ai pas d’autre moyen pour faire comprendre le lied que de recourir à ce qui est immédiatement perceptible par les sens, de façon strictement esthétique. Il n’est pas possible d’avoir de la réception du lied une approche intellectuelle. Mais il est vrai aussi qu’en allemand, pour la seule voyelle « A », il existe quinze prononciations possibles, chacune portant sa part de sens. C’est aux confins des deux que se joue la possibilité pour le lied de se faire comprendre.
Face à un public non-germanophone ou non-germaniste, cette ambition n’est-elle pas un peu excessive ? Pensez-vous que vous puissiez établir avec ces publics une relation aussi riche qu’avec un public qui comprend tout ?
Je ne suis pas certain que les publics allemands ou autrichiens soient ceux qui comprennent le mieux le contenu d’un lied. Certes, comprendre le texte fait partie des enjeux. Mais quand on y songe, le texte d’un lied n’a absolument pas la dimension concrète d’une scène d’opéra. C’est une autre forme de compréhension qui est en jeu. Le Wigmore Hall ou le Concertgebouw m’ont fait rencontrer des publics extrêmement réceptifs au lied alors que l’allemand n’est pas leur langue. De même, lorsque par deux fois j’ai chanté Mahler à Paris, j’ai trouvé une compréhension et un enthousiasme très forts. Le contenu est important mais il n’y a pas que le texte qui raconte, il y a la musique, et cette expérience est un ensemble. Je constate que le lied intéresse un vaste public. Pour ma part, je pourrais ne me consacrer qu’à cela…
Justement, vous avez aussi une activité de chanteur d’opéra. Concilier le lied et l’opéra comporte-t-il des exigences particulières ?
L’opéra prend beaucoup de temps. L’exigence particulière est plutôt d’ordre familial. Cela me retient longtemps, trop longtemps, loin de mon épouse et de nos trois enfants. Il est vrai aussi que bien souvent on ne me propose pas de rôles d’opéra dans la pensée que je suis d’abord un chanteur de lieder. Et puis, il ne viendrait à personne l’idée de me proposer Wotan ! Mon répertoire est délibérément limité : Wolfram, que je chante souvent et avec une vraie prédilection, Orfeo, le Comte des Noces de Figaro, le Prince de Hombourg de Henze… Pas d’opéra italien, et cela ne me manque pas. Je devrais tout de même chanter Posa dans quelques années, à Toulouse.
Votre partenaire pour vos concerts sera, comme toujours, Gerold Huber. C’est sans doute aujourd’hui le plus grand accompagnateur de lieder. Mais avec vous, la relation est spéciale : vous avez toujours travaillé ensemble, et votre développement a été commun. Que pouvez-vous nous dire de cette collaboration ?
Nous sommes issus de la même ville, en Bavière [Staubing, ndlr]. Gerold est tout simplement mon meilleur ami. Nous nous connaissons depuis toujours. Il a quatre enfants, j’en ai trois. Nous avons commencé à travailler ensemble alors que nous étions étudiants, j’étais étudiant en médecine, et lui étudiait pour devenir professeur de musique. Nous avons commencé notre collaboration en autodidactes, par pur enthousiasme, sans professeur. Après, j’ai fait quelques cours chez Fischer-Dieskau. Avec Gerold, nous sommes devenus comme un couple – je dis cela en faisant attention à ne pas vexer ma femme ni la sienne. En tout cas, nous sommes un véritable duo.
Le public français n’est peut-être pas toujours très réceptif à l’art du lied. Vous-même vous produisez très peu en France….
C’est vrai. Je viendrais volontiers davantage, mais je n’ai pas d’invitations alors que je chante beaucoup en Allemagne et en Autriche, bien sûr, mais aussi en Angleterre et aux Pays-Bas. Peut-être est-ce dû au fait que vous avez un merveilleux répertoire de mélodie française. Et puis, il faut bien convenir que le lied est un art élitiste, qui ne donne aucun plaisir si on ne le comprend pas. Je ne sais pas si mon passage en France changera radicalement la donne !
Propos recueillis et traduits de l’allemand par Sylvain Fort
Pour approfondir.
D’abord et avant tout son concert le 18 juin 2009 à Paris, à l’Auditorium du Musée d’Orsay (www.musee-orsay.fr) et le 20 juin à l’Opéra de Lille (www.opera-lille.fr). Au programme, le dernier Schubert, celui du Chant du Cygne, avec Gerold Huber au piano.
Ensuite, des disques, tous superbes. Ne pas manquer le coffret réunissant chez Arte Nova la Belle Meunière, le Voyage d’Hiver et le Chant du Cygne de Schubert, tous trois avec Gerold Huber au piano. Chercher aussi Melancholie, des lieder de Schumann (chez RCA) et ses interventions dans Das Paradies und die Peri dirigé par Harnoncourt (RCA encore).
Enfin, pour aller plus loin, tout simplement le site internet : http://www.gerhaher.de/
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