Entre la générale et la première de la nouvelle production de Mitridate à la Monnaie de Bruxelles, Christophe Rousset nous livre, entre autres, ses intuitions sur l’oeuvre d’un Mozart de quatorze ans, pas encore débarassé des conventions de son temps mais où déjà affleurent la tendresse et la grâce.
Vous dites qu’il faut renverser la perspective sur les opéras de jeunesse de Mozart : ne pas les regarder à l’aune de ce qui suit, mais les envisager comme témoins d’un contexte, d’une époque, d’une certaine filiation.
C’est mon attitude de musicien de manière générale : comprendre la musique par l’amont plutôt que par l’aval. Dans ma carrière, j’ai flirté avec Mozart par ce qui l’entourait. A travers les napolitains évidemment, que Mozart connaissait, Jomelli en premier lieu. J’ai toujours ce goût d’éclairer les grands maîtres par ce qui se passe autour. Un peu comme quand on déambule dans un musée et qu’on voit ce qu’il y a autour de Caravage ou de Michel-Ange. Alors en peinture, c’est assez facile, il suffit de mettre deux toiles côte à côte ; en musique, c’est plus délicat, mais je me sens poussé par cette envie là.
Qu’y a-t-il alors à faire entendre dans Mitridate au regard des autres opéra seria de l’époque ?
Mitridate ne se distingue pas formellement des opéras seria de son temps. Mozart répond à une commande, et répond à des attentes. Celles du public italien, qui étaient différentes de celles des autres publics (et qui le sont toujours aujourd’hui d’ailleurs). Et surtout celles des chanteurs pour lesquels Mitridate est écrit à Milan. Cela nous paraît inouï, mais il était courant que les chanteurs renvoient au compositeur un air qui ne leur convenait pas, et le remplace par un air « de bagage », plus favorable à leur virtuosité. C’est ce qui s’est passé pour Mitridate. En revanche, on voit déjà un certain traitement dans la texture de l’orchestre, dans l’utilisation des altos, qu’on ne voit nulle part ailleurs. Et la teinte germanique de certains des airs, dans un style presque « Sturm und Drang », ne correspond pas à ce qu’on écrit en Italie à cette époque. Pour autant, on n’est pas du tout dans ce que Mozart va chercher à composer dix ans plus tard.
Cette approche généalogique de l’œuvre de Mozart vous fait-elle pencher vers les tenants d’un Mozart fruit de son temps et de ses prédécesseurs, contre une certaine tradition qui voit en lui un génie venu de nulle part ?
Je pense qu’il y a forcément un peu des deux. Le musicologue Rémy Stricker, qui a été mon professeur d’esthétique, disait que le génie de Mozart était « chronique et non chronologique ». Il y a évidemment une part de génie qui nous dépasse dans Mozart. Qu’est ce que nous faisions à quatorze ans, à l’âge où il écrit Mitridate ? La plupart des enfants sont dans l’apprentissage, dans l’absorption de connaissances, pas encore dans la création. Et en même temps, Mozart est bien le fruit de son époque. Ce qu’il y a de fascinant en lui, c’est son côté éponge, c’est sa capacité à enregistrer et à synthétiser ce qu’il entend autour de lui. Lorsqu’on lit ses lettres, on voit qu’il cite beaucoup de compositeurs, qui aujourd’hui ne représentent plus grand chose pour nous, mais dont il parle lui avec une certaine dévotion. Il les respecte tout en tirant d’eux quelque chose qui les transcende totalement. Il y a déjà de cela dans Mitridate. Ce qu’il insuffle dans la scène du poison ou dans celle du retournement émotionnel de Farnace, ce sont déjà les grands thèmes de son œuvre, particulièrement la demande de pardon. Il y a quelque chose de Titus dans Mitridate.
A la Monnaie, vous êtes chef invité, sans vos Talens Lyriques : comment est-ce que l’on travaille avec des musiciens d’une autre sensibilité ?
Que ce soit avec mon orchestre ou avec d’autres musiciens, j’essaie d’obtenir l’image sonore que j’ai en tête, quitte à désarconner un peu. Là en l’occurrence, j’ai dû insister pas mal sur certaines choses : cela peut être du détail comme aller voir la position d’un archet par exemple. Mais c’est intéressant d’amener cet orchestre de la Monnaie, qui est très bienveillant avec moi, vers une autre expérience sonore et interprétative.
Il y a un jalon important dans votre carrière récente, c’est celui de Médée de Cherubini, que vous aviez dirigé ici à la Monnaie, puis à Paris au Théâtre des Champs-Elysées. Pour la première fois, vous abordiez une esthétique pré-romantique, servie par une puissance orchestrale nouvelle pour vous.
Oui, Médée a été un déclencheur formidable pour moi. Cela a provoqué quelque chose d’inattendu. Quand le directeur de la Monnaie Peter de Caluwe me l’a proposé – et je le remercie pour cette audace –, j’ai d’abord regardé la date et je me suis dit « C’est bon, c’est avant 1800 ». Ensuite, l’écoute de la version de Callas m’a un peu effrayé. Que vais-je faire là dedans ? Mais en ouvrant la partition, je me suis senti tout de suite très à l’aise dans ce répertoire, je savais ce que je voulais en faire, dans l’esprit qu’avait déjà ouvert en moi Glück et l’opéra français. Médée a révélé en moi une âme romantique que j’ignorais. Elle m’a ouvert sur Beethoven, aujourd’hui sur Méhul, dont nous avons joué le Uthal récemment. Quand j’en ai écouté l’enregistrement, je n’en revenais pas : c’est bien moi qui fait ça ! Et là, je vous l’annonce, on m’a proposé de diriger la première version du Faust de Gounod : amusant, non ?
Vous avez bien évolué en quelques années. En 2011, vous nous disiez : « Souvent, la musique romantique a une charge émotionnelle telle qu’elle me déstabilise. (…) Ce sont des compositeurs que j’aime profondément, mais je suis très content de ne pas avoir à les défendre moi-même. Je pense que cela me déstabiliserait énormément en tant qu’être humain. »
Il y a encore des choses qui me dépassent émotionnellement. Mais ce sur quoi j’ai évolué, c’est que quand on est dans cette musique, dans le travail avec l’orchestre, avec les chanteurs, il n’y a plus d’émotion. C’est le paradoxe du comédien : ce n’est pas l’interprète, c’est le public qui doit s’émouvoir. Au fond, je crois que je dirais que Médée m’a montré qu’il n’y avait pas de limites. On pourrait me proposer un Weber, un Verdi, cela ne me terrifierait plus comme cela a pu me terrifier avant. J’y pense, d’ailleurs.
Il y aura Salieri d’abord, avec Les Horaces à Vienne à l’automne.
Nous avions joué Les Danaïdes, grâce au Palazzetto Bru Zane et au Centre de musique baroque de Versailles. Je tiens à défendre Salieri, que je considère comme un très grand compositeur, l’un des précurseurs du grand opéra français. On est bien avant Médée et pourtant déjà beaucoup d’éléments y sont, à commencer par le final, ce grand tourbillon qui s’envole vers l’horreur. Il y a une tension dramatique insensée dans les Danaïdes, que j’ai retrouvé en ouvrant ces Horaces, que personne n’avait réouvert avant nous.
On vous présente encore parfois, par habitude, comme faisant partie de la jeune génération des chefs baroques.
Oui, il serait temps d’arrêter ! (rires)
Mais comment vous situez-vous entre la génération des fondateurs – Harnoncourt, Christie, Leonhardt, Herreweghe, Gardiner – et celle des jeunes musiciens trentenaires ?
Je ne suis souvent pas d’accord avec certains membres de la jeune génération, en ce qu’ils veulent systématiquement faire différemment. Ce que l’on peut comprendre dans une certaine mesure. Mais je n’oublie pas que le mouvement de l’interprétation baroque est né d’une envie de pureté, de retour au texte et à l’essence du discours musical. Aujourd’hui, je pense que l’on retourne un peu en arrière, que l’on retord ce qui avait été « détordu ». C’est peut-être inévitable, peut-être qu’il ne faut pas s’en alarmer, moi je m’en inquiète un peu. Quant à mes prédécesseurs, je leur dois immensément. D’abord à William Christie, qui m’a tout rendu possible, à commencer par le fait de devenir chef alors que je ne soupçonnais pas que je puisse en être un. Ensuite Harnoncourt, qui a une influence très forte sur moi, de même que Gardiner. Ils m’ont formé à une certaine conception du son, et sur l’amour des voix.
Vous faites un métier qui a beaucoup à voir avec le passé, avec la transmission d’un patrimoine, vous êtes très souvent dans les bibliothèques : est-ce que cela fait de vous un conservateur ou un moderne ?
Je ne me leurre pas sur cette distinction conservateur/moderne. Je suis forcément un homme de mon siècle et je suis un interprète, donc j’ai une vision nécessairement subjective des œuvres du passé. Dans tous les cas, je ne peux être que moderne. Je me souviens de Christopher Hogwood par exemple, qui avait cette volonté de livrer la musique de la façon la plus objective possible, d’atteindre l’absolue authenticité de l’intention originale. Je ne crois pas que la place de l’interprète soit celle-là. En revanche, mon attachement aux bibliothèques, c’est plutôt une question de curiosité : j’ai envie de comprendre, par exemple comment les œuvres majeures sont entourées de dix œuvres de petits maîtres. Une fois, j’avais ouvert des Noces de Figaro écrites après celles de Mozart, cela m’intriguait énormément : bon, au final, c’était très décevant.
Vous êtes moderne et en même temps très attaché à une époque – le XVIIIe siècle – , à son art, à sa transmission. Est-ce que vous ne pensez pas que l’on s’assoit parfois sur cet héritage là ?
On devrait toujours avoir une très grande fierté de notre patrimoine, jamais en avoir honte, c’est une fausse route. Pour autant, cela m’arrive de m’interroger sur le poids de cet héritage. Je dis parfois de manière un peu provocante qu’il faudrait brûler les bibliothèques pour redevenir créateur : il y a peut-être dans l’accumulation de ce patrimoine un poids très lourd sur la création. Alors moi je ne crée pas au sens premier, mais j’ai la chance de pouvoir être un transmetteur entre la partition rangée dans une bibliothèque et le public qui ne peut y avoir accès. Comment ferait-on pour avoir une idée des Danaïdes de Salieri, à part lire ce qu’en disaient les contemporains ? Cette mission de transmission, je la trouve primordiale. Cela étant dit, cette mode de sortir les œuvres des bibliothèques et de les présenter au public peut être dangereuse. Soit on ne ressort pas que des chefs d’œuvre, soit, surtout, on ne les défend pas comme elles le méritent et on risque de les condamner à un oubli encore plus lourd. On s’enthousiasme parfois pour des œuvres en perdant de vue que l’interprète est une donnée centrale. L’autre jour on me dit : « Ah mais Mitridate c’est une œuvre formidable, en fait ». Ce en fait était très significatif : c’est vrai que cela peut être ennuyeux, que le style de l’opéra seria peut devenir ennuyeux. Mais c’est à l’interprète de décider que, non, ce ne sera pas ennuyeux ! C’est la même chose avec Lully, avec Monteverdi.
Je trouve que ce qui joue beaucoup dans le fait que l’on ne s’ennuie pas dans ce Mitridate, c’est votre énergie à défendre les récitatifs.
Oui, j’y tiens beaucoup. Pour tout vous dire, au début des répétitions de Mitridate, je n’étais pas satisfait de la manière dont les récitatifs étaient conduits. On a organisé une répétition uniquement pour ça, ça a été salvateur. Les chanteurs étaient contents de savoir où ils allaient. Et c’est assez simple finalement : un smiley sur la partition, une liaison parce que c’est une phrase, une intonation, un contraste, etc. Il y a toujours quelque chose à faire musicalement dans les récitatifs.
Revenons à la peinture, dont nous parlions au début. On a redécouvert un tableau, que l’on dit être du Caravage. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Cela m’enthousiasme ! Même si l’on ne semble pas absolument certain de l’attribution. Dans tous les cas, on est bien en face d’une image du Caravage, c’est l’essentiel. C’est comme si, enfin, on redécouvrait les six leçons de ténèbres de Couperin perdues ou l’Ariane de Monteverdi. Et c’est de l’ordre du possible, il y a encore des bibliothèques privées qui n’ont pas été complètement dépouillées. Je l’ai souvent dit, mais c’est toujours cette excitation de l’archéologue qui me pousse à continuer. J’avais été si heureux par exemple de découvrir dans Armida abbandonnata de Jomelli la même gamme montante et descendante que dans l’air d’Aspasie dans Mitridate. Bon, ce sont peut-être des excitations qui n’excitent que moi, mais finalement c’est un peu du même ordre que de redécouvrir un Caravage.
Propos recuellis à Bruxelles le 4 mai 2016