L’entrée à la fin du mois de Cendrillon au répertoire de l’Opéra de Paris offre à L’Avant-Scène Opéra l’occasion d’un nouveau numéro consacré à ce qui est peut-être le chef-d’œuvre de Massenet. La preuve en cinq points.
1. Plus qu’un conte de fée
Située dans la liste des opéras de Massenet entre Sapho (1897) et Grisélidis (1901), Cendrillon créée le 24 mai 1899 à Paris, Salle Favart, se présente comme un « conte de fée en quatre actes et six tableaux ». Quoi de plus logique ! Le livret d’Henri Cain s’inspire du texte de Perrault. Mais à l’histoire connue de la pantoufle de verre (et non de vair), se greffent plusieurs éléments nouveaux. A l’acte 3, le tableau du chêne des fées, inédit chez Perrault, sert de prétexte à une musique d’une constante inspiration tandis que tout au long de l’œuvre, le trio comique formé par Madame de La Haltière et ses deux filles pimente la sentimentalité du propos, permettant ainsi à la partition d’atteindre le difficile équilibre entre drame et comédie – quadrature du cercle recherchée avec plus ou moins de succès par bon nombre de compositeurs depuis la création de l’Opéra.
2. Plus qu’un pastiche
A l’exemple de Manon, Cendrillon se plait à à pasticher différents styles. Selon le contexte dramatique, ce sont Lully, Mozart, Rossini ou Mendelssohn que l’on entrevoit, sertis dans une orchestration chatoyante, sans que ces multiples références n’altèrent la continuité du discours musical empruntée, lui, à l’opéra wagnérien. Mais à l’inverse de Manon, ce kaléidoscope d’influence irrigue la partition sans nuire à son unité stylistique. Pour reprendre les propos de Piotr Kaminski dans ses 1001 opéras, « Cendrillon réunit les plus belles qualités de Massenet – mélodiste, orchestrateur, maître de la magie théâtrale – sans jamais verser dans la facilité, dans le sentimentalisme sucré dont on l’a si souvent taxé et dont le préserve le raffinement de son langage harmonique ». On ne saurait mieux dire.
3. Plus qu’enchanteur
Des sextolets rapides, des accords étranges, des dissonances jugulées par une vocalise en équilibre sur la portée… Le sommeil de Cendrillon, bref interlude symphonique qui, d’après Raffaele D’Eredità dans le guide d’écoute de L’Avant-Scène Opéra, « rappelle vaguement le célèbre ″Clair de lune″ dans Werther », est-il interrompu ou prolongé par l’apparition de la Fée au cœur de la partition ? Qu’elle soit rêve ou réalité, la scène marque un point de rupture. L’œuvre abandonne ses repères jusqu’alors terrestres pour basculer dans un monde merveilleux aux méandres psychanalytiques. L’épisode donne lieu à de nouveaux prodiges d’instrumentation, des glissements liquides, des guirlandes chorales – Follets et Esprits de l’air – emperlées par la voix de soprano de notes extrêmes trillées et piquées. Ce « florilège d’effets sonores iridescents » (dixit encore Raffaele D’Eredità) n’est pas seulement une nouvelle démonstration de virtuosité orchestrale et vocale ; il renvoie aux oubliettes les rossignolades des Cendrillon de dessin animé qu’enfant pourtant nous écoutions émerveillé. Massenet plus enchanteur que Walt Disney.
4. Plus que charmant
Ne pas se fier à une tradition conformiste qui dans Cendrillon confie le Prince charmant à un ténor. C’est aller à l’encontre des volontés de Massenet et altérer l’originalité de l’œuvre. La partition chant-piano destine explicitement le rôle à une voix de « Falcon ou soprano » – Falcon en référence à Cornélie Falcon (1814-1897), que les notes graves apparentaient à un mezzo-soprano et les notes aigues à un soprano (sa tessiture s’étendait du la2 au ré5). Si, comme l’explique Louis Bilodeau dans L’Avant-Scène Opéra, ce choix correspond à « l’idéal de beauté androgyne de La Belle Epoque et témoigne de la nostalgie d’un 18e siècle galant », il indique avant tout une volonté de teinter la partition de couleurs troublantes, tendres et sensuelles, que rehaussent les coloratures cristallines de la Fée. Ne dit-on pas que Massenet est « le compositeur de la femme », non sans une pointe de mépris pour le moins injustifié ? Richard Strauss une dizaine d’années plus tard adoptera pour les trois protagonistes de Der Rosenkavalier – Octavian, La Maréchale et Sophie – une configuration vocale identique.
5. Plus que négligée
Cendrillon ne figure pas parmi les blockbusters du répertoire, au contraire de Manon et Werther. L’œuvre pour autant n’a jamais quitté l’affiche, ainsi qu’en témoigne la liste non exhaustive des représentations établie par Jules Cavalié dans L’Avant-Scène Opéra. Bruxelles, Genève, Toulouse, Milan l’année même de sa création (1899), l’Afrique (Alger) un an après, l’Amérique dès 1902 (La Nouvelle Orléans) puis régulièrement, à une fréquence nous semble-t-il plus élevée cette dernière décennie, jusqu’à faire enfin son entrée cette saison à l’Opéra de Paris par la (trop) grande porte de la Bastille. Cette reconnaissance scénique ne peut pallier l’indigence d’une discographie et d’une vidéographie, réduite chacune à seulement trois références, qui plus est sans version indiscutable. On peut selon son humeur estimer cette disette discographique déplorable ou espérer prochainement une nouvelle intégrale (Allo, le Palazzetto Bru Zane !). La bonne santé du chant français aujourd’hui fait mieux que l’autoriser, elle l’impose.