Œuvre phare du répertoire français, Hippolyte et Aricie n’en est pas pour autant la plus populaire. Heureusement, depuis le retour en force de la musique baroque, l’Opéra de Paris, dans un geste patrimonial de bon aloi, n’hésite plus à la porter à l’affiche. En témoignent une série de représentations en 1996 et, du 9 juin au 9 juillet, la reprise au Palais Garnier de la mise en scène d’Ivan Alexandre, déjà applaudie à Toulouse en 2009. Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, un nouveau numéro de L’Avant-Scène Opéra vient explorer de long en large cette première tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau. Nous en avons extrait cinq points qui nous semblent clés si l’on veut comprendre cet art de l’expression « restée intacte, tant elle est juste et en place, égale et pareille en cela à ces choses de beauté pour toujours, qui malgré l’injuste oubli des hommes ne pourront jamais complètement mourir », dixit Claude Debussy.
1 – Il n’y a pas d’âge pour être moderne
Jean-Philippe Rameau a attendu l’âge de 50 ans pour composer son premier opéra, cet Hippolyte et Aricie qui d’emblée lui ouvre les portes de la postérité. Cinquante ans ! Si Mozart avait patienté aussi longtemps pour taquiner sa muse lyrique, lui qui est mort à 36 ans, de combien de chefs d’œuvres aurions-nous été privés ! Sans revenir sur l’histoire et la genèse de l’ouvrage, cet âge de 50 ans explique, nous semble-t-il, le degré d’accomplissement de la première composition dramatique de Jean-Philippe Rameau. Fort d’une science longuement acquise, le compositeur y porte les codes de la tragédie lyrique établis par Lully à leur apogée. A cette assimilation remarquable des conventions d’une époque, Hippolyte et Aricie ajoute une modernité d’écriture qui aujourd’hui encore stupéfie. Que faut-il le plus admirer de la complexité de l’harmonie et des formes, de l’usage génial des dissonances, du rôle prépondérant confié à l’orchestre. Autre prescience que l’amateur d’opéra ne manquera pas de relever : avec Thésée – basse-taille (baryton) -, Hippolyte – haute-contre (ténor) -, Phèdre et Aricie – l’une et l’autre dessus (soprano) mais la première dotée d’une tessiture plus centrale que la deuxième – Rameau dessine la typologie du quatuor vocal qui régira un siècle plus tard le drame romantique et fera dire à George Bernard Shaw ; « un opéra, c’est une histoire où un baryton fait tout pour empêcher un ténor de coucher avec une soprano ».
2 – L’art de faire de la figuration
Autre geste d’écriture dont la modernité trouve un écho au XXe siècle dans Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen : l’imitation du chant des oiseaux. Dès le prologue d’Hippolyte et Aricie, le contrechant des flûtes qui accompagne l’air de Diane veut évoquer le pépiement dans les feuillages des avifaunes de l’Arcadie. Plus loin, au 1er acte, lorsqu’entre Aricie suivie des prêtresses, c’est l’aulos employé lors des cérémonies antiques que veut rappeler le son de la flûte. Encore après, le basson se charge de décrire les profondeurs infernales. Et que dire de ces tempêtes à l’orchestre plus vraies que nature ou de ces accords majeurs qui éclairent soudain un ciel sombre ? Rameau est non seulement un coloriste, il est un figuratif. Pas une note, pas un timbre qui ne cherche à reproduire la réalité. D’où l’importance de l’orchestre, d’où la prégnance du drame. Rameau nous donne à voir avec nos oreilles.
3 – Tout et son contraire, et réciproquement
Ni oui, ni non mais les deux à la fois. Où, mieux qu’à l’opéra, peut-on dans la plus totale harmonie exprimer en même temps deux avis divergents ? La tragédie lyrique française aime particulièrement ces duos, dits contradictoires, où s’affrontent et se confondent deux sentiments opposés. Hippolyte et Aricie en propose les plus beaux spécimens. Amour et Diane en total désaccord et en complet décalage au Prologue nourrissent leur querelle de « frottements, retards, accords dissonants, sensibles non résolues, modulations » et autres éléments discordants. Thésée et Tisiphone dès la première scène de l’acte 2 en viennent aux voix lorsque la furie refuse de céder aux supplications du roi. La confusion est extrême entre Phèdre et Hippolyte quand la première menace les jours de l’amante du deuxième. De nouveau, la dispute se règle à coups de dissonances et de contrepoints. Dans tous les cas, on boit du petit lait. Impossible de les départager.
4 – Un deuxième acte inutile mais indispensable
Le duo contradictoire de Thésée et Tisophone susnommé n’est qu’un avant-goût du festin musical qu’offre le deuxième acte d’Hippolyte et Aricie. On y trouve trois airs pour le roi d’Athènes, deux pour celui des Enfers et pas une seule voix féminine. Même les Parques, ces grandes tisseuses devant l’Eternel qui chez Wagner sont filles d’Erda, se trouvent ici interprétées par trois hommes (basse, taille et haute-contre). Leur second trio présente tant de difficultés que lors de la création de l’œuvre à l’Académie Royale de Musique on dut le supprimer. Son hardiesse d’écriture, sa puissance, sa grandeur tragique en font un sommet d’écriture, d’autant plus remarquable qu’on ne lui connaît aucun équivalent. Du jamais entendu que l’on n’entendra plus. Et pourtant, aussi magnifique soit ce deuxième acte, on pourrait le couper sans que l’histoire en pâtisse. Musicalement, il marque un jalon dans l’histoire de l’Opéra mais, dramatiquement, il n’a pas grand intérêt.
5 – il faut bien se divertir un peu
Un souci d’équilibre, mis à mal par différents remaniements, préside à la structure d’Hyppolite et Aricie. La scène cruciale de l’ouvrage – celle où Phèdre tente de se suicider – était initialement placée à l’exact centre de la partition. Chacun des cinq actes, à l’exception du deuxième, débute par un monologue confié à l’un des protagonistes (Aricie au I, Phèdre au III, Hippolyte au IV et Thésée au V) et chacun des cinq actes, sans exception cette fois, comprend un divertissement qui réussit à s’intercaler dans l’action sans trop la distraire de son cours. Scène rituelle au I qui mélange marche, chœur et airs des prêtresses ; épisode infernal au II – un passage quasi obligé dans l’opéra française de l’époque pastiché par Offenbach dans Orphée aux enfers – ; fête à la fois pastorale et marine au III ; tableau de chasse au IV brusquement interrompu par une tempête spectaculaire ; réjouissances finales au V. Autant de prétextes pour stimuler la science et l’imagination de Jean-Philippe Rameau, autant de dioramas exécutés d’une façon merveilleuse qui annoncent son opéra suivant : Les Indes Galantes.
L’Avant-Scène Opéra, Hippolyte et Aricie – N° 264 (plus d’informations)