- Un concours prestigieux
Composé par Georges Bizet alors qu’il n’avait que 18 ans, Le Docteur Miracle est le fruit d’un concours organisé par Jacques Offenbach pour découvrir de nouveaux talents à même de servir le genre opéra-comique. Le défi consistait à mettre en musique un livret humoristique écrit par Léon Battu et Ludovic Halévy.
« Opération publicitaire ou mécénat sincère ? », interroge Jean-Claude Yon dans L’Avant-Scène Opéra. Avec ce qu’il qualifiait de « petit tournoi musical », le compositeur de La Belle Hélène ambitionnait de positionner son théâtre, les Bouffes- Parisiens, au niveau de l’Opéra- Comique. Dans le jury, rien moins que Gounod, Auber, Halévy, Thomas, Massé, Scribe… Encore étudiant au Conservatoire de Paris, Georges Bizet décide de participer et remporte le prix ex æquo avec Charles Lecocq, un autre jeune compositeur prometteur. « Si les juges sont illustres, les lauréats le sont devenus », constatera Offenbach lorsqu’il tentera – en vain – de réitérer l’initiative en 1873.
- Un livret savoureux
Laurette, la fille du Podestat (maire) de Padoue, aime Silvio, un jeune officier, mais son père lui préfère un autre prétendant. Silvio élabore alors un plan audacieux : il se déguise d’abord en valet, Pasquin. Lors d’un dîner, il sert une omelette prétendument empoisonnée et, sous une nouvelle identité, celle du Docteur Miracle, propose de sauver le Podestat d’une mort imminente s’il lui accorde la main de Laurette. La supercherie révélée, le Podestat, malgré sa colère, accepte l’union des deux tourtereaux.
Sans prétention, avec des ficelles trop visibles et des personnages archétypaux, l’histoire reste davantage axée sur le divertissement que sur une exploration des caractères et des affects. Mais l’action, rapide, sans longueurs, réserve quelques moments comiques mémorables, telle la fameuse scène de l’omelette qui donne toute sa saveur à la pièce (voir plus bas).
- Une partition prometteuse
Georges Bizet était élève de Charles Gounod et reconnu pour ses talents musicaux précoces lorsqu’il entreprit la composition du Docteur Miracle. L’œuvre s’inscrit dans la tradition de l’opéra-comique français avec dialogues parlés et airs légers. Influencé par Offenbach, le jeune compositeur propose une partition pleine d’humour et de légèreté, qui annonce le sens de la mélodie et du théâtre des ouvrages lyriques à venir.
Dans son Guide d’écoute, Pierre Girod en relève les multiples influences, dès l’ouverture qui « fait voyager l’auditeur dans le répertoire parisien des décennies précédentes », jusqu’au duo entre Laurette et Silvio, « moulé sur le patron de ceux qu’Auber a taillés pour Laure Cinti-Damoreau ». L’orchestration, bien que modeste, est utilisée avec ingéniosité pour soutenir l’action et dépeindre le caractère des personnages. Bizet démontre déjà une capacité à tirer le maximum de l’orchestre pour souligner les contrastes comiques et les moments dramatiques.
Les exigences vocales restent accessibles, ce qui convient bien à une œuvre destinée à un large public. Les lignes de chant, économes en virtuosité, sont mélodiquement efficaces et servent le texte avec clarté.
Bref, Le Docteur Miracle réunit tous les ingrédients d’un succès qui n’adviendra pas. Créée le 9 avril 1857, l’œuvre sera jouée onze fois avant de disparaitre de l’affiche pour n’y reparaître que sporadiquement dans les décennies à venir.
- Une rivalité fictive
La partition de Lecocq, également réussie mais plus conventionnelle, connaîtra le même sort. Créée la veille, le 8 avril 1857, elle se limitera elle aussi à onze levers de rideaux. « On sait que les deux lauréats ont été mécontents de devoir partager le premier prix », raconte Jean-Claude Yon dans l’article cité plus haut. Leur rivalité ne s’exercera pas au-delà de cette compétition. Rapidement, leur parcours prend des directions différentes. Bizet se détourne du genre comique pour explorer des pistes plus ambitieuses, cherchant à innover musicalement et dramatiquement. Lecocq en revanche reste fidèle à l’opérette et connaît un succès public constant avec des œuvres comme La Fille de Madame Angot (1872) ou Les Cent Vierges (1872). Sa musique, légère et accessible, répond parfaitement aux attentes d’un public bourgeois en quête de divertissement, s’inscrivant dans une tradition bien établie sans chercher à la renouveler. La rivalité entre les deux compositeurs reste donc davantage une construction critique qu’un antagonisme personnel. Elle témoigne de la richesse et de la diversité de l’opéra français au XIXᵉ siècle.
- Une omelette gagnante
Chez Bizet, Le Docteur Miracle a pour plat de consistance le quatuor de l’omelette. L’absurdité de la scène donne lieu à une confrontation où chaque personnage exprime ses réactions, allant de la panique à l’incrédulité. Bizet use de ce prétexte pour oser une construction musicale complexe et pleine de verve, que n’aurait renié ni Offenbach, ni Rossini caricaturé dès l’entrée des voix – remarque Pierre Girod. Rythmes rapides, contrastes dynamiques et jeux de timbres dans l’accompagnement orchestral traduisent le comique de la situation. Chaque personnage garde une ligne mélodique distincte reflétant ses sentiments tandis que l’entrelacement des voix dans les passages polyphoniques révèle un savoir-faire remarquable pour un compositeur si jeune.
La comparaison avec le traitement de cette scène par Lecocq tourne au désavantage de ce dernier. Si le père de La Fille de Madame Angot séduit par son charme et sa simplicité, celui de Carmen triomphe par son brio et son inventivité. La postérité confirme ce jugement à l’aune de la discographie et du nombre de productions à l’affiche depuis un demi-siècle. Un seul enregistrement pour Lecocq contre six pour Bizet, annonce Didier Van Moere avant de couronner la version de Stanford Robinson (1954), la seule à réunir les deux partitions, qui plus est. Aurianne Bec, de son côté dénombre, cinq « œuvres à l’affiche » pour Lecocq, la première en 1995 alors que Bizet connaît un regain d’intérêt dès la fin des années 1970 avec au compteur une dizaine de dates sur des scènes différentes, dont cette saison à l’initiative du Palazzetto Bru Zane, Rouen et Paris.