A partir du 20 mai, l’Opéra national de Paris accueille Lear d’Aribert Reimann. L’Avant-Scène Opéra consacre son numéro 291 à une œuvre qui, en un peu moins de quarante ans, a déjà fait le tour du monde
L’opéra d’un personnage
Alors que l’on célèbre cette année le quatre-centième anniversaire de la mort de Shakespeare, Le Roi Lear est depuis longtemps reconnu comme l’un des plus noirs chefs-d’œuvre du « cygne de Stratford ». Reimann ne fut donc pas le premier compositeur à s’y intéresser. Pour l’ASO, Chantal Cazaux consacre d’ailleurs tout un article à ce Re Lear dont Verdi caressa longtemps le projet. Dès 1843, il songe à mettre en musique ce drame de Shakespeare, dont il souhaite tirer « une fresque plus proche du grand opéra français que du melodramma romantique italien ». En 1855, le dramaturge Antonio Somma lui fournit le livret d’une adaptation en cinq actes, avec un Lear baryton, une Cordelia soprano proche de Gilda et un Fou confié à une mezzo. Un temps envisagé pour Paris en 1865, Le Roi Lear est ensuite délaissé par Verdi : le sujet en était certes au cœur de ses préoccupations (le rapport père/fille, le pouvoir…), mais peut-être trop sombre, trop amer. Dommage néanmoins que l’Avant-Scène Opéra évoque les « œuvres réalisées par d’autres compositeurs à partir de King Lear » sans les nommer : citons notamment Kuningas Lear d’Aulis Sallinen (Helsinki, 2000), ou Promised End, d’Alexander Goehr (Londres, 2010). Par son iconographie somptueuse, le volume reflète néanmoins la diversité des œuvres inspirées par Le Roi Lear aux artistes, britanniques surtout, mais pas seulement.
L’opéra d’un chanteur
Verdi n’est pas le seul à avoir été fasciné par le personnage shakespearien, qu’il destinait au baryton Ronconi, créateur de Nabucco et grand interprète de Rigoletto. Un siècle plus tard, Dietrich Fischer-Dieskau se rêve en roi Lear. En 1961 – selon Gérard Condé – , il s’en ouvre à Benjamin Britten, qui vient justement de créer un Songe d’une nuit d’été un an auparavant à Aldeburgh (en fait, il semblerait que ce soit plutôt en 1963, lors des séances d’enregistrement du War Requiem, que le projet ait été évoqué). Peter Pears, à qui serait confié le rôle du bouffon, commence à préparer une adaptation, mais Britten commet l’erreur d’évoquer le projet dans une interview et, intimidé par l’énorme réaction médiatique que suscite cette annonce, il renonce au projet. DFD en est donc pour ses frais et doit se morfondre encore quelques années. En 1968, il en parle à son compatriote Aribert Reimann, auteur d’un opéra d’après Strindberg, Ein Traumspiel. Reimann commence par refuser, compose pour le baryton un cycle de lieder sur des poèmes de Paul Celan, puis accepte en 1975 la commande d’un Lear par l’Opéra de Munich. Fischer-Dieskau a lui-même préparé une adaptation d’après la traduction allemande élaborée en 1832 par Ludwig Tieck et August Wilhelm Schlegel. Le volume ASO reprend les quelques paragraphes que le chanteur a consacrés à l’œuvre lors de la parution de l’enregistrement de la création chez Deutsch Grammophon en 1979 (« Une œuvre d’art où tout est chargé de sens », p. 79).
L’opéra d’un librettiste
Pourtant, les efforts du chanteur sur le plan littéraire n’aboutiront pas directement puisque le compositeur préfère confier la tâche à Claus H. Henneberg (1936-1998), qui a déjà adapté pour lui Mélusine, pièce d’Yvan Goll. Comme Britten et comme Reimann, Henneberg refuse d’abord de toucher au texte de Shakespeare, tâche qui lui paraît sacrilège. Bien lui prendra cependant d’accepter, puisqu’il deviendra ensuite un librettiste et traducteur de livrets très sollicité, notamment pour Trois Sœurs de Peter Eötvös. Pour Lear, il décide d’abord de s’appuyer sur une traduction plus ancienne, celle de Johann Joachim Eschenburg (1777), « jugée plus rude et plus puissante », nous indique Jean-François Candoni dans l’article qu’il consacre au travail de Henneberg. Le résultat, dont seulement la moitié vient directement de Shakespeare, « accentue nettement la tonalité noire et désespérée de la tragédie et renonce pour une large part à la dimension grotesque et au burlesque ». Louis Bilodeau se penche lui aussi sur les modifications apportées à King Lear pour arriver à Lear, notamment sur la manière dont le monarque succombe peu à peu au sommeil, symbole de la mort, et sur le choix qu’a fait de Henneberg « d’ajouter à la désespérance finale ». L’ASO donne également la parole au librettiste, par le biais de l’article qui figurait dans le programme de salle quand Lear fut donné pour la première fois à l’Opéra de Paris, en 1982. Il est assez curieux que personne n’ait alors songé qu’il existait déjà une réécriture moderne de la pièce, le très politique et très violent Lear d’Edward Bond (1971). Mais pour Henneberg « le drame est suffisamment présent et n’avait pas besoin d’être ‘modernisé’ ».
L’opéra d’un compositeur
Selon Fischer-Dieskau, Reimann « a eu le mérite de rendre la déclamation parfaite, plus que jamais peut-être dans l’histoire du chant éclaté en récitatif (dans de longs passages, les notes sont même dépourvues d’indication de durée), sans ôter pour autant à la musique ses lois autonomes ». Lear est un opéra typique des années 1960-70. Gérard Condé livre une analyse détaillée de la partition, avec ses séries de 12 ou 24 sons quasiment impossibles à entendre. « Dans Lear les voix s’élèvent le plus souvent sur une trame orchestrale si dense et si tendue, d’harmonie comme de sonorité, que l’oreille n’y trouve aucune assise durable. […] Souvent privés de repères, les rares chanteurs doués de l’oreille absolue respectent (à peu près) le dessin de la ligne vocale, les autres font au mieux ». Le problème ne vaut d’ailleurs pas que pour la justesse des notes. « Si sa notation rythmique est souvent d’une telle complexité qu’une mise en place rigoureuse reste hors de portée, surtout à la scène, Reimann sait aussi qu’en ce domaine les chanteurs en prennent toujours à leur aise […]. En homme d’expérience, il enchâsse cette irréductible complexité dans de grandes périodes de mesures simples à 3, 4 ou 5 temps faciles à suivre depuis le plateau ». Le tout accompagné par un grand orchestre où les instruments jouent « souvent à un demi ou à un quart de ton les uns des autres ».
L’opéra d’un metteur en scène
A Munich, en 1978, la production réunissant Fischer-Dieskau, son épouse Julia Varady en Cordelia, et Helga Dernesch en Goneril, entre autres, est confiée à Jean-Pierre Ponnelle. Ce spectacle coloré, sous influence asiatique, sera repris en 1981 à San Francisco, avant d’être ressuscité cette année à Budapest. Très vite, pourtant, de nouvelles visions de l’œuvre voient le jour : Jacques Lassalle pour l’Opéra de Paris en 1982, Willy Decker à Dresde en 1999 (repris à Amsterdam en 2001), Luca Ronconi à Turin, 2001), Hans Neuenfels à Berlin en 2009. En 1983, Harry Kupfer réalise, déjà au Komische Oper, « l’une des mises en scène les plus marquantes de l’opéra (de l’avis même des auteurs) ». Le DVD a immortalisé la production de Karoline Gruber montée à Hambourg en 2012, avec Bo Skovhus, qui sera également l’interprète du rôle-titre à Paris. Que faut-il attendre de Calixto Bieito au Palais Garnier (et non à l’Opéra Bastille comme indiqué par l’ASO) ? Sans doute beaucoup de violence et d’hémoglobine, mais l’œuvre s’y prête, il est vrai (on tue allègrement, et Gloucester se fait arracher les yeux par Regan et par Cornouailles). Un regret : la distribution initialement annoncée incluait Edda Moser dans le rôle parlé du fou, mais la grande mozartienne de jadis a été remplacée par l’acteur Ernst Alisch.