Française adoptée à New York (au MET, où elle fait partie de l’équipe des Stage Directors), Mirabelle Ordinaire a déjà signé de nombreuses réalisations, à Paris le plus souvent.
Vous avez déclaré vouloir « faire entendre et donner à voir la musique de manière inédite ». Pouvez-vous expliciter ce propos ?
Lorsque je commence à travailler sur une œuvre pour la mettre en scène, mon but est de trouver comment raconter l’histoire de la façon la plus belle, dynamique, et captivante possible, afin de faire ressortir ses qualités musicales, dramatiques et émotionnelles. Je ne cherche pas à faire du nouveau à tout prix pour me démarquer de ce qui a été fait avant, mais j’ai à cœur de revenir au texte, aux relations entre les personnages, aux images et aux émotions évoquées par la musique, et de créer un monde dans lequel tout cela prendra vie et emportera les chanteurs tout autant que les spectateurs.
Votre approche des Pêcheurs de perles, qui en situe l’action dans le cabinet de travail du compositeur, non loin du chantier de l’Opéra en construction ne manquera pas de surprendre les habitués comme les curieux fréquentant l’Auditorium. Pour quelle raisons avez-vous effectué ce choix ?
J’ai choisi de faire commencer l’opéra dans le bureau de Bizet en réfléchissant précisément à la question du lointain et de l’exotisme, centrale aux Pêcheurs. Bizet est né et a grandi à Paris dans le 9e arrondissement, et n’a quasiment jamais voyagé. Quelles images visuelles et sonores pouvait-il bien avoir de Ceylan? J’ai arpenté les rues de Paris et les livres d’histoire pour essayer de retrouver l’univers que le jeune compositeur avait pu avoir devant les yeux pendant qu’il écrivait son opéra, et imaginer comment ces images avaient pu nourrir sa création.
Je me suis aperçue que la Palais Garnier était en construction au moment où Bizet composait. Les échafaudages de l’époque étaient en bois et m’ont tout de suite évoqué des mâts, les bâches de construction des voiles, les colonnes inachevées de l’Opéra un temple, les costumes lâches des ouvriers des tenues orientales, les litres d’eau pompés pour assécher le terrain la mer… Tout cela, couplé à la mode orientaliste de l’époque, que l’on retrouve notamment dans les peintures de Gustave Moreau, voisin de Bizet, m’a suggéré de faire naître le Ceylan imaginaire du compositeur à partir des images parisiennes auxquelles il était confronté. Et le personnage de Zurga, chef des pêcheurs passionné qui parvient à faire triompher l’amitié et la raison sur l’amour, m’est apparu comme un double puissant de Bizet.
Je n’ai ainsi pas tant cherché à reconstruire une vérité historique, même si celle-ci m’a servi de socle, qu’à recréer une vérité poétique et artistique. Avec ma sœur Philippine, la scénographe, nous avons imaginé un décor entre rêve et réalisme, ancré dans le Paris de la création des Pêcheurs mais ouvert sur un monde onirique dans lequel se retrouvent des images de l’orient rêvé de Bizet. Le compositeur a créé tout cet univers merveilleux sans sortir de son bureau – j’ai suivi ses traces et en ai recréé un à mon tour en repartant de son bureau. Au cours du spectacle, l’univers parisien familier du compositeur se transforme peu à peu en paysage lointain et inconnu. C’est dans cette transformation que se situe le fascinant mystère de la création artistique, acte sacré s’il en est, qui vient rejoindre et étoffer les enjeux déjà présents dans l’œuvre.
Pour resserrer encore davantage les enjeux dramatiques de l’opéra et le cheminement de Bizet/Zurga j’ai souhaité représenter le spectacle sans entracte. Le chef, Pierre Dumoussaud, a été formidable dans son soutien de mon projet théâtral, et dans tous les éclairages musicaux qu’il a apportés pour que nous puissions raconter cette histoire de concert.
Quelle place accordez-vous au regard, à la perception du public ?
Lorsque je suis en phase de préparation et de conception, je ne prends pas mes décisions en me demandant si cela va plaire ou déplaire au public, ou s’il préfèrerait ce parti-pris plutôt qu’un autre. En revanche au cours des répétitions je me pose constamment la question de savoir si la scène, les regards, les couleurs, les mouvements fonctionnent. S’ils sont compréhensibles, forts, émouvants — bref, s’ils toucheront le public. Mon objectif, c’est de captiver les spectateurs. De les embarquer dans un voyage merveilleux qui les fait sortir de leur quotidien pour mieux leur en parler. C’est pour eux que nous faisons tout cela, pour les faire rêver ou réfléchir, rire et pleurer, avoir peur ou envie. Je suis la première spectatrice de mon travail ; si je suis émue ou si je ris en répétition, alors je sais que je suis sur la bonne voie pour émouvoir ou faire rire le public entier. Sans les spectateurs, je n’ai plus de raison de faire mon métier.
Vous accordez une importance fondamentale au geste, au travail sur le corps, à l’engagement physique, à l’égal de Barrie Kosky. L’intégration d’artistes circassiens (trois acrobates) à la réalisation relève-t-elle de cette volonté ?
L’opéra, c’est la musique incarnée, la musique qui prend vie sur scène dans et par le corps des chanteurs. J’essaie donc d’accompagner ce processus, de lui faire prendre son sens dans la dramaturgie de l’oeuvre, et de travailler pour que les corps et les voix ne fassent qu’un et décuplent le pouvoir des émotions musicales et théâtrales.
Avec Sandrine Chapuis, la chorégraphe, nous avons longuement écouté et réécouté les Pêcheurs pour nous imprégner de la musique et déterminer le type de chorégraphie dont nous avions besoin à chaque moment — de mouvement non-dansé, de danse, d’acrobatie, de chorégraphie de combat, etc. Puis nous avons élaboré le vocabulaire chorégraphique que nous recherchions pour cette production, et avec l’aide de Philippine et de Françoise Raybaud, la costumière, la façon dont cela pouvait prendre forme dans le décor et les costumes. Nous nous sommes rapidement aperçues que nous aurions besoin de danseurs/acrobates qui pourraient être sur scène tout au long du spectacle pour en assurer les parties physiques les plus exigeantes, des combats dans l’eau aux moments d’acrobatie aérienne sur les échafaudages. Nous avons donc cherché trois acrobates polyvalents qui savaient danser, faire du mât chinois et du combat de scène, mais aussi, fondamentalement, jouer. Avec Antoine Lafon, Grégoire Fourestier et Kévin Souterre, nous avons trouvé les interprètes idéaux qui nous ont permis de pousser plus loin le travail avec les solistes et le choeur.
Notre première semaine de répétition a été presque exclusivement consacrée à la chorégraphie. Sandrine construisait chaque jour des séquences avec les acrobates, qu’ils venaient ensuite me montrer pour que nous puissions les retravailler, les ajuster, les intégrer aux scènes, et les adapter aux possibilités physiques de chacun. Chaque séance de travail avec le choeur et les solistes a commencé par un échauffement physique, qui nous a permis, outre de préparer les corps et de faciliter les mouvements, d’unifier la troupe et d’établir une confiance mutuelle fondée sur ce travail corporel.
Sandrine a également travaillé avec Hélène Carpentier et Nathanaël Tavernier sur la gestuelle et la démarche propre à leur personnage pour les distinguer des personnages « parisiens » de Nadir et Zurga. Avec Philippe-Nicolas Martin, nous avons travaillé sur l’incarnation physique des deux personnages de Bizet et de Zurga, et la façon dont il pouvait passer de l’un à l’autre pour lier les deux niveaux de l’histoire. Et avec Julien Dran nous avons exploré les deux extrêmes du personnage de Nadir, l’amoureux poétique et le combattant fougueux. Ils ont tous les quatre fait preuve d’un engagement physique et émotionnel incroyable…
Le travail chorégraphique s’est donc déployé à plusieurs niveaux, individuel et collectif, tout au long des répétitions, et toujours en lien constant avec le travail scénique. Il est essentiel pour moi que la dimension chorégraphique du travail soit parfaitement intégrée à la dramaturgie et en devienne un moteur fondamental pour créer un spectacle fluide, énergique, et unifié.
Quels sont vos projets et, en dehors de ceux-ci, est-il un ouvrage que vous aimeriez tout particulièrement aborder ?
Après les Pêcheurs j’enchaîne avec un Don Pasquale à l’Opéra Royal de Wallonie à Liège — je quitterai l’univers de Bizet et la formidable équipe de l’Opéra de Dijon avec un pincement au cœur, mais je me réjouis déjà à l’idée de me lancer dans cette nouvelle aventure ! Plusieurs projets variés la saison prochaine, avec, je m’en aperçois en vous le disant, des compositeurs des 20e et 21e siècle uniquement. Pour le reste, il y a beaucoup d’œuvres du répertoire traditionnel que j’aimerais évidemment aborder, mais j’ai également, et peut-être encore plus, envie de faire redécouvrir des œuvres oubliées ou trop peu données. J’ai aussi un projet de comédie musicale… à suivre !