Roberto Tagliavini est désomais bien connu du public de l’Opéra de Paris. La saison passée, il a chanté Ferrando dans Le Trouvère aux côtés d’Anna Netrebko et cette saison on a pu l’entendre dans Les Contes d’Hofmann et Carmen. Il répète actuellement le rôle d’Alidoro dans la nouvelle production de La Cenerentola qui se donnera à Garnier à partir du 10 juin, un rôle qui lui tient à cœur puisque Rossini est l’un de ses compositeurs de prédilection.
Comment est née votre vocation pour l’opéra ?
C’est une histoire peu banale, disons que je dois tout à mon père et à un de ses amis, Paolo Apollini qui était le président de Parma Lirica, une association de mélomanes. Lorsque j’étais petit, mon père m’emmenait quelquefois assister aux concerts organisés par cette association. De grands chanteurs s’y produisaient, je me souviens par exemple d’y avoir entendu Maria Chiara. J’ai eu également l’occasion, toujours grâce à Parma Lirica, d’aller une ou deux fois à Vérone où j’ai vu mon premier opéra : il s’agissait d’une Turandot dirigée par Daniel Oren mais je n’ai pas eu le déclic sur le moment, c’est arrivé quelques années plus tard. Je n’avais pas encore 25 ans lorsque je suis tombé sur le CD de cette Turandot, j’ai commencé à l’écouter et sans m’en rendre compte je me suis laissé captiver, alors à force de l’entendre je chantais dans la maison tous les rôles que j’avais fini par connaître par cœur. Mon père trouvant que j’avais une bonne voix m’a proposé de préparer un morceau pour le faire écouter à son ami. J’ai mis un CD et j’ai chanté, par dessus la voix de Christoff, « Ella giammai m’amò », un air exigeant. Apollini décida aussitôt de me faire auditionner par Carlo Bergonzi qu’il connaissait bien. Celui-ci confirma que j’avais une voix, il me suggéra d’étudier le chant sans pour autant quitter mon emploi. A cette époque j’allais à l’université et je travaillais en même temps comme géomètre. Alors deux fois par semaine en sortant du bureau, j’allais faire des vocalises chez un professeur, le baryton Romano Franceschetto, qui, par chance, habitait à Fidenza, une petite ville près de Parme. Un jour Rubiconi, le surintendant du Teatro Reggio m’a donné deux petits rôles que j’ai chantés non sans difficulté. Pour cela mon patron m’accordait des jours de congé mais lorsque je les ai tous utilisés j’ai dû faire un choix. Mon père m’a dit alors : « Lance-toi, ta mère et moi nous t’aiderons, prends ton temps et vois comment les choses évoluent, au pire tu trouveras un autre travail. » Ma fiancée Francesca, aujourd’hui mon épouse, m’a également soutenu et encouragé depuis le premier jour. C’est ainsi que tout a commencé.
Votre répertoire comporte de nombreux rôles belcantistes mais aussi du Verdi et quelques opéras français. Est-ce un choix de votre part de ne pas vous spécialiser ?
J’aime beaucoup chanter Rossini et le bel canto en général, Bellini, Donizetti… Je sens que cela fait du bien à ma voix. Le problème est que je suis né à Parme, or en Italie on ne donne pas beaucoup d’opéras belcantistes, c’est pourquoi je n’ai pas eu la possibilité, comme je l’aurais voulu, de commencer ma carrière avec ce répertoire-là. Idéalement, lorsque l’on débute, il faudrait se spécialiser avant de découvrir peu à peu autre chose. Moi au début, j’ai dû prendre ce qui venait. On dit que j’ai plutôt une voix sonore et timbrée, c’est pourquoi on me propose un autre type de répertoire que celui que je voudrais chanter. Les directeurs artistique des théâtres, et je parle de théâtres importants, m’offrent souvent du Verdi, j’ai donc décidé de faire nécessité vertu car je pense avoir une voix souple. Cependant avec mon agent nous essayons d’être prudents et de tout planifier comme il faut. Un jour il m’a dit que je pouvais très bien chanter Zaccaria car dans le répertoire verdien c’est encore un rôle belcantiste y compris dans l’orchestration. Je n’étais pas très convaincu pourtant je l’ai fait à Berlin et à Vienne avec succès. J’ai compris que je ne devais pas m’interdire certains rôles parce que, même si ma voix n’est pas celle d’une basse verdienne mature comme on l’entend, je peux les faire à ma manière, avec des moyens peut-être même plus adaptés à ce type de répertoire. Je ne sais pas si j’ai raison ou non.
Donc vous vous sentez plus à l’aise dans la musique de Rossini. Avez-vous des modèles, des références dans ce répertoire ?
C’est une musique qui me plait tellement. Je pratique beaucoup l’autocritique, je ne suis pas persuadé que tout ce que je fais soit toujours juste mais je sens que cette musique fait du bien à ma voix et qu’elle me donne du plaisir. J’ai chanté Alidoro de Cenerentola et Lord Sidney dans Il viaggio a Reims, des rôle vraiment difficiles selon moi. Je les ai faits à la Scala et dans de grands théâtres et j’en ai toujours tiré beaucoup de satisfactions car ce sont de vrais défis. Quand j’ai fait Maometto secondo à Rome, je me souviens que chanter à froid la cabalette « Duce di tanti eroi » était vraiment un défi incroyable, quasi athlétique, mais cela m’a beaucoup aidé à progresser, à être plus conscient de mes moyens. Rossini vous met à nu. Vous ne pouvez pas le chanter sans posséder certaines qualités spécifiques, sans placer la voix et projeter le son d’une certaine manière.
Pour ce qui concerne mon répertoire, c’est-à-dire le Rossini sérieux, j’écoute beaucoup Samuel Ramey. Michele Pertusi me plait également, Ils ont des caractéristiques différentes, d’un côté il y a la beauté de la voix, la puissance, la perfection de Ramey et de l’autre, il y a chez Pertusi le souci du détail, chaque mot, chaque syllabe qu’il prononce a vraiment une épaisseur, il crée toujours des personnages qui impressionnent. C’est à eux deux surtout que je me réfère mais j’apprécie également Ildebrando D’Arcangelo ainsi que d’autres basses actuelles que j’écoute pour y trouver quelque inspiration.
Vous répétez actuellement La Cenerentola dans la nouvelle production de Guillaume Gallienne, comment concevez-vous votre personnage d’Alidoro ?
J’ai chanté ce rôle récemment à Turin dans une production où Alidoro était le deus ex machina, une sorte de cabotin qui organise tout, qui tire toutes les ficelles, c’était aussi ma conception du personnage parce que j’avais déjà vu des enregistrements dans le même esprit. Au contraire, ici nous avons découvert une autre possibilité, pas seulement moi, mes collègues également. Selon ses propres dires, le metteur en scène souhaite exploiter d’autres aspects des personnages et dans cette optique, Alidoro est quelqu’un de très modeste, une personne apaisée, réservée qui se met en colère en voyant les mauvais traitements infligés à Cenerentola. Le metteur en scène m’a suggéré de me comporter comme si Cenerentola était ma fille, donc, lorsque je vais demander la charité, c’est pour voir cette fille que je n’ai pas vue depuis longtemps. Aussi tout ce qu’elle subit crée en moi un désir de revanche, la volonté de faire triompher le bien, d’améliorer la condition de cette enfant. Voilà pourquoi des phrases que l’on chante habituellement avec le sourire sont dites au contraire avec les lèvres pincées. Le metteur en scène m’a incité à penser à tout moment, même dans mon air, à la manière dont je dirais les choses si c’était ma propre fille qui était traitée de cette façon, à imaginer comment je chercherais à la rassurer, à la consoler, à essuyer ses larmes. C’est une autre grille de lecture et je dois dire qu’aux répétitions nous avons été émus, Teresa (ndlr : Teresa Iervolino, la titulaire du rôle d’Angelina) et moi. Je trouve qu’il y a des trouvailles qui ont toutes beaucoup de sens. Le premier jour a été difficile parce qu’il a fallu nous débarrasser de nos idées préconçues, de nos gestes, de nos regards, de tant de choses qui étaient considérées comme évidentes par les autres metteurs en scène avec lesquels nous avions travaillé et que Guillaume Gallienne a entièrement modifiées. C’est un travail que nous avons fait sur nous mêmes et il me semble qu’il est en train de porter ses fruits. Maintenant je me sens à mon aise et j’espère avoir réussi à respecter les souhaits du metteur en scène. Je se suis jamais sûr de faire les choses comme il faut mais j’essaie, j’y mets toute mon ardeur, je suis très impliqué dans ce travail.
Est-il important pour vous de chanter à Paris ?
Paris est un rêve ! J’y ai déjà chanté un petit rôle (ndlr : Montano dans Otello de Verdi) en 2011 puis j’ai eu la chance que la nouvelle direction, qui m’avait déjà souvent invité à la Scala parce qu’elle croyait en moi, m’ait fait venir ici pour m’aider encore davantage, afin de me faire atteindre ce degré de qualité dont ils pensent que je suis capable. C’est magnifique de chanter à Paris mais c’est un enjeu important, j’en suis conscient, à cause des grands noms qui se sont produits ici et du public qui est habitué à un certain niveau. Je dois dire, même si cela ne se voyait pas, que j’ai travaillé pendant plus d’une année sur Les Contes d’Hoffmann, sur la prononciation, sur chaque détail parce que ce n’était guère facile pour moi. J’avais déjà chanté en français mais quand ils m’ont proposé de le faire à Paris, ils ont dû beaucoup insister je vous le garantis. J’ai fait le Gouverneur dans Le Comte Ory à la Scala, là-bas c’est une chose mais ici… Il faut avoir du respect pour les gens qui viennent vous écouter. J’y ai mis toute mon énergie, je ne sais pas si le résultat a été apprécié. Chanter à Paris est vraiment une responsabilité. Je dois y revenir la saison prochaine pour La Bohème. Ensuite il est question d’autres choses mais dans un futur plus lointain. Il n’y a plus rien dans l’immédiat et c’est normal, on m’a beaucoup entendu ici ces derniers temps. En dehors de Paris, il y a un opéra que j’ai toujours voulu chanter et que je vais faire à Bilbao, il s’agit des Lombardi alla prima crociata. C’est un Verdi, oui, mais comme je le disais j’ai toujours fait des Verdi de jeunesse et dans I Lombardi la basse a deux ou trois très beaux airs, un trio qui est fantastique, je suis vraiment très content. J’ai d’autres projets importants mais il est trop tôt pour en parler. Sinon, je dois aborder Oroveso dans Norma, faire Manon de Massenet – mais pas en France – et Banco dans Macbeth. Je dois rechanter La Cenerentola, j’ai un Lord Sidney qui m’attend et des Nabucco dans des théâtres où je ne me suis encore jamais produit comme Munich. Il est également question d’Anna Bolena et, j’allais oublier, je devrais chanter Leporello à Londres, je ne l’ai encore jamais fait. Nous verrons. C’est une prise de rôle importante.
Propos recueillis et traduits de l’italien le 1er juin 2017