Le grand chef d’orchestre Sergiu Celibidache, à l’issue d’une masterclasse à laquelle j’assistais à Munich, prononça cette phrase énigmatique : « vous aurez besoin de travailler beaucoup, d’avoir un peu de talent, un peu de chance, mais si vous voulez arriver au sommet vous devrez aussi fabriquer votre Légende ». Silence angoissé de l’auditoire. Mais Celibidache aimait parler, parler beaucoup, et il continua avec générosité : « votre Légende, ce sera tout ce qui n’est pas dans la partition, et bien souvent, pas même dans la Musique, mais qui fera de vous quelqu’un qu’on va écouter avec des frissons dans l’estomac ». Il nous citait en vrac Karajan et son passé sulfureux, son ascension fulgurante, son jet, son yacht, son flamboyant orchestre, ou bien Maria Callas et Onassis, sa métamorphose physique, les premiers grands concerts lyriques filmés de l’histoire, qu’on regarde toujours beaucoup et souvent, sa conquête puis sa chute, dignes d’un opéra, le pianiste Miguel Angel Estrella et ses années de prison en Argentine, Jordi Savall et sa renommée mondiale après Tous les matins du monde, tant d’autres encore…
Et bien entendu il ne disait pas un mot de SA propre légende, je cogitais donc pour bâtir mentalement son autel : enfant de la Roumanie communiste, profitant donc un peu de l’aura du dissident, considéré très tôt comme le successeur de Furtwängler puis évincé par le très habile Karajan, sa décision de ne jamais enregistrer – Glenn Gould avait construit sa légende sur l’attitude opposée, se bunkérisant dans son studio et boudant le public pendant les vingt dernières années de sa vie, nous livrant entre autres des Variations Goldberg « de légende » – ses conférences de phénoménologie, ses rugissements de lion pendant les répétitions, plus clownesques et moins terrifiantes que celles de Toscanini – lequel avait en partie bâti sa légende sur des éclats jupitériens dont Gérard Oury s’inspirera plus tard pour une scène culte de l’un de ses films.
Mais il me manquait un élément, et je lui posais la question : « Maitre, avez-vous dirigé beaucoup d’opéras ? » – « Jamais ! » fut la réponse cinglante. « L’opéra contient trop de paramètres que je ne peux pas contrôler. Or, je veux pouvoir construire mon interprétation de A jusqu’à Z, sans qu’aucun élément ne m’échappe. Que voulez-vous que je fasse avec les décors, la mise en scène, les chanteurs, toutes ces choses qui ne sont pas sorties de ma tête et qui me forceraient à faire des compromis avec la musique que je veux entendre. Non, non, jamais d’opéra ».
Ainsi donc, un chef que j’idolâtrais à l’époque n’avait jamais pratiqué ce qui me semblait – et me semble toujours – être la pierre fondamentale de l’édifice musical. Qu’en est-il de cette apparente et illusoire dichotomie entre le lyrique et le symphonique ?
Sergiu Celibidache © DR
Au commencement était le Chant
Et si Dieu créa le Monde en sept jours, les moines créèrent les douze notes et la polyphonie en quelques siècles. La musique polyphonique, ou musique à plusieurs parties distinctes, est l’apanage de la musique occidentale, mais celle-ci a longtemps pratiqué le plain-chant, monophonique tout comme les autres musiques traditionnelles du monde. Lorsque la polyphonie apparut, cela fut par l’ajout d’autres « voix », donc lignes de « chant ».
Et tout comme l’écriture permit le développement, l’évolution et la propagation du langage parlé, l’écriture musicale permit à la musique occidentale de sortir des monastères et de révéler des mondes sonores jusque-là inaccessibles, inimaginables.
C’est à partir de l’écriture que la musique instrumentale se développa, et se « libéra » du chant pour devenir indépendante. Il y a du chemin, de l’École de Notre-Dame du XIIe siècle, à l’école napolitaine de Scarlatti, un demi-millénaire plus tard, où l’on commençait à élaborer la « sinfonia » (notons l’ironie de la chose : la sinfonia était, à l’origine, l’ouverture de l’opéra ! point n’est besoin d’être géographe pour comprendre que tout est parti d’un continent unique). Mais revenons un siècle plus tôt, car c’est Monterverdi qui, de façon systématique, assigne un instrument spécifique à chaque ligne de l’exécution de sa musique. Monterverdi, bien entendu, mondialement connu pour son opéra Orfeo. Mais Monteverdi aussi, codificateur de la partition d’orchestre… Et qui ne se posait sans doute par trop la question de savoir qui, de la poule ou de l’œuf…
On me pardonnera cette très rapide et grossière digression musicologique mais il est important de connaître l’origine d’un problème qu’on étudie.
Or, la question contemporaine qui nous occupe, à savoir si l’on peut être un bon chef d’orchestre tout en ignorant l’opéra, doit être scrutée à la lumière de ce qu’est la musique, et comment elle est arrivée jusqu’à nous.
Maintenant que nous savons que le chant était au commencement, il faut comprendre pourquoi l’opéra est indispensable à la formation d’un chef d’orchestre « complet ».
Une fois les bases de l’art lyrique posées, celui-ci s’est développé parallèlement aux deux grands piliers qui soutiennent son édifice et forment le cursus du chef lyrique : la connaissance d’une part de l’art du chant, de la respiration, du phrasé, de la prosodie, et de l’autre part, la dramaturgie, le « théâtre ».
Nombre de grands chefs du passé et d’aujourd’hui sont passés par la case « chef de chant », en particulier dans les théâtres allemands où l’évolution du pianiste accompagnateur vers le directeur musical se fait naturellement en franchissant les étapes intermédiaires de second, puis premier Kappelmeister. J’ai eu la chance de franchir ces étapes à Paris grâce à Daniel Barenboïm, sans aucun doute le plus grand « faiseur de chefs » de toute l’histoire moderne, (Pappano, Simone Young, Philippe Jordan, etc…) car il ne choisissait les assistants, qu’il formait personnellement à l’art de la baguette, et qu’il propulsait lorsque ceux-ci savaient voler hors du nid, que s’ils étaient bons pianistes accompagnateurs, ou « chefs de chant ».
Et donc, pendant ces années d’apprentissage on acquiert deux vertus cardinales inhérentes à l’art de diriger : respirer avec le chanteur, ce qui se transposera naturellement aux instruments que l’on guide, et phraser puisque la musique instrumentale est largement composée de mélodies, donc de chant. Même, après mes années Barenboïm, mes trois années d’assistanat avec Pierre boulez à L’Ensemble Intercontemporain n’ont pas fait exception : Boulez dont on pense à tort qu’il a pu « casser » la musique tonale et la mélodie, savait parfaitement phraser quand il y avait à phraser, et chanter quand il y avait à chanter. Et son répertoire lyrique, s’il comportait peu d’italien, ne laisse aucun doute sur le fait qu’il a dirigé de l’opéra toute sa vie, de Wagner à Berg, Janacek et Debussy, dans des interprétations qui font référence. Et Boulez avait commencé avec la compagnie Renaud-Barrault comme compositeur de musique de scène pour le théâtre.
Ceci m’amène au second élément qui motive, forme et complète le chef d’opéra : une profonde compréhension du drame, en particulier du texte qui aboutit au livret. J’ai très récemment dirigé Otello de Verdi et comme à chaque fois, je me replonge dans la pièce de Shakespeare. Inévitablement je me demande comment il est possible d’interpréter correctement cet opéra si l’on ne s’imprègne pas des caractères des trois rôles principaux, Otello, Iago et Desdemona, bien plus développés dans la pièce (une constante, la musique ayant tendance à ralentir le débit, forçant les librettistes à couper, outre le fait que certaines scènes ne gagnent pas à être mises en musique) et donc riche en enseignements sur les divers caractères. L’impulsivité d’Otello qui le mène au crime final est beaucoup plus graduée dans le drame original, son amour pour Desdemona plus développé, on peut en tenir compte pour modérer les premiers éclats orchestraux que Verdi a presque immédiatement utilisés dans le premier duo, et même dans le second. Les tempi, surtout, sont commandés par la dramaturgie. Il y a une longue scène au troisième acte où Iago, Cassio et Otello sont à limite du parlé-chanté, et où se décide l’intrigue qui mènera à l’issue fatale. Si l’on n’a pas lu la pièce, on ne saisit pas la vivacité extrême de l’action théâtrale et l’on peut s’enliser dans un tempo « de posture » trop lent, un tempo qui vient annuler l’effet de la scène.
Marco Vratogna (Iago) et Jonas Kaufmann (Otello) © Catherine Ashmore
Or, il faut comprendre que le chef d’orchestre est investi d’une responsabilité majeure, celle de construire le drame à chaque représentation. Il lui serait possible de le défigurer totalement en poussant les tempi hors de leur limite raisonnable, « utile », efficace. Mais surtout la combinaison, les transitions entre ces tempi décident de l’articulation dramatique et in fine, du rendu, fidèle ou traître, des intentions du compositeur. L’acteur, sur la scène du théâtre « de prose » comme on dit en Italie, est libre de son temps. Le chanteur dépend du chef. Le sort de l’ouvrage aussi…
A propos des tempi, j’avais demandé un jour au grand chef italien Carlo-Maria Giulini comment il les choisissait. Sa réponse était d’une redoutable et efficace simplicité : « Il faut étudier le passage en poussant le tempo tour à tour vers sa limite la plus rapide, puis la plus lente. Cela se sent très bien : arrivé à un certain point la musique semble vraiment trop lente ou trop rapide. Il faut donc noter les tempi extrêmes et l’on obtient une « fourchette » à l’intérieur de laquelle on pourra évoluer. D’ailleurs, au cours de ma vie, je suis toujours resté dans cette fourchette, mais l’âge ou la sagesse m’ont fait maintenant rejoindre la limite la plus lente que je m’étais fixée ». Giulini est d’ailleurs l’un des nombreux cas d’école pour ce qui nous intéresse aujourd’hui : altiste de la Scala de Milan, donc formé à l’opéra, il fit l’essentiel de sa carrière comme chef symphonique – notamment en tant que directeur de l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles, ou des Wiener Symphoniker. Mais on garde en mémoire son Falstaff, pour ne citer que l’un des grands Verdi où il excellait.
A suivre…
Frédéric Chaslin
@Unistage & @Universal Edition, Vienne, 2024
Frédéric Chaslin, Compositeur, Chef d’Orchestre et Pianiste, édité chez Universal Music, Vienne, a composé sept opéras, écrit un essai sur la musique « La Musique dans tous les sens », (France-Empire, Paris 2009) et un roman, « On achève bien Mahler » (Fayard, Paris 2017).