Aucun habitant de la planète lyrique ne peut louper l’information : pour son nouvel enregistrement, Cecilia Bartoli a opéré un retour à Vivaldi qui promet d’être gagnant. Publié en 1999, son premier album avait, rappelez-vous, pulvérisé les records de vente et compte parmi ses plus grands succès. Bien que ses concerts au Bozar fassent généralement le plein, la séance de dédicace organisée à l’issue du récital de mardi (trois jours avant la sortie officielle), n’est probablement pas étrangère au surcroît d’effervescence observé dès le début de la soirée. Pour le coup d’envoi de sa tournée Vivaldi, la cantatrice romaine a véritablement mis le feu à la Salle Henry Le Bœuf. Cecilia chez les tsarines, Cecilia et les héroïnes de Haendel ou, l’année dernière, Cecilia & Sol (Gabetta) n’avaient pas suscité un tel triomphe. Après un concert de pas loin de trois heures, cinq bis et autant de standing ovations, une centaine d’admirateurs, au bas mot, font sagement la file pour rencontrer la star. Alors que nous feuilletons le livret du CD, jalonné de citations, de Martha Argerich à Carole Bouquet, qui pour la plupart rendent hommage au premier disque Vivaldi, ces mots de Gustavo Dudamel retiennent, inévitablement, notre attention : « She exemplifies the duende, as García Lorca used to say. The duende, that magical element possessed only by a few, that connects with a public, with an orchestra, with the whole world. » Et tout le reste est littérature…
Accompagné non par l’Ensemble Matheus, comme sur son disque, mais par les Musiciens du Prince, jeune phalange fondée sous son impulsion en 2016 et emmenée par Gianluca Capuano, Cecilia Bartoli a puisé pour l’essentiel dans ses deux albums tout en organisant le programme autour d’extraits des Quatre Saisons avec Andrés Gabetta en soliste. Impossible de ne pas réprimer un soupir en épinglant ce qui ressemble à un choix commercial et facile. Or, nos préventions s’envolent devant la puissance narrative de l’interprétation et ce dès l’Adagio de L’Eté, dont Gabetta, vibrato idoine et agogique hardie, avive le mystère. Rien de facile, en vérité, pas le moindre effet de manche mais une lecture, certes, techniquement parlant, de très haute tenue mais surtout passionnante et qui nous tient en haleine parce qu’elle se montre rigoureusement architecturée, infiniment subtile, osant parfois la retenue et, pour cette raison, autrement suggestive que maintes versions oubliables.
Les pages vocales et instrumentales se suivent sans interruption, ce qui nous épargne applaudissements et raclement de gorge intempestifs, le claveciniste improvisant de brèves transitions d’une pièce à l’autre. Ce sont là des circonstances idéales dont nous devrions toujours pouvoir bénéficier afin d’apprécier pleinement la performance d’un soliste. Chez Bartoli, ce qui continue d’éveiller notre curiosité et nous subjugue comme au premier jour, ce n’est pas tant la vélocité des traits ni l’efflorescence des notes piquées, mais la richesse des nuances et de citer cette fois Antonio Pappano : « Cecilia’s sfumature – the nuances in her phrasing – are stunning. » En outre, la plasticité, apparemment intacte, de l’instrument sert d’abord l’imagination de la musicienne, qui s’approprie tout ce qu’elle chante et même se le réapproprie. Nous l’avions découvert avec Philippe Jaroussky, Jakub Jozef Orlinski l’a popularisé dans une vidéo devenue virale : nous croyions connaître par cœur « Vedro con mio diletto ». Or, avec leur aînée, le Da Capo devient une merveille d’invention et de sophistication raffinée qui renouvelle complètement la donne. Quand elle entonne « Sventura navicella », hanté par de trop prégnants souvenirs, nous croyons savoir comment elle va le terminer : sur un murmure amusé, or voilà qu’il se referme sur un trait vif, pareil à une zébrure qui se voudrait signature. En fait, avant un concert, nous ne devrions plus nous demander si elle va encore réussir à nous surprendre, mais plutôt comment.
Autre tube, gravé celui-là avec Il Giardino Armonico en 1999 : « Gelido in ogni vena », l’ample et si chargé lamento de Farnace confronté à l’agonie de son fils. Bartoli livrait alors une plainte déchirante, entre cris de tendresse et sursauts de révolte, accusant les reliefs, exacerbant les clairs-obscurs. Ce soir, elle regarde la mort en face, mais comme pétrifiée, c’est d’elle que la vie semble s’échapper lentement et inexorablement et elle exhale sa plainte avec une résignation glaçante. Nous restons, à notre tour, interdit, fasciné devant ce pur moment de théâtre et admirons la concentration de l’artiste, l’intériorité qu’elle réussit à imprimer à la pièce dans le cadre d’un concert. Après un tel sommet doloriste, à la fois suspendu et enténébré, l’Allegro non molto de L’Hiver ne peut qu’être une course à l’abîme sous l’archet sanguin d’Andrés Gabetta et l’implacable déferlement de l’orchestre. Ce fondu enchaîné est tout simplement une idée de génie.
Généreuse avec son public, Cecilia Bartoli l’a toujours été aussi avec les instrumentistes. Elle partage ainsi la vedette avec les interprètes des parties obligées, dès le premier tour de piste (« Quell’augellin »), pour lequel elle prend cet air étonné et admiratif que nous lui avons vu prendre tant de fois, une ingénuité factice mais également un entrain irrésistible et contagieux. Ce mélange paradoxal de contrôle et de spontanéité semble lui aussi indéfectiblement bartolien. L’impétueux mezzo aime se mettre en scène, elle a ce goût et ce sens très développé de l’entertainment qui contribue également à mettre une partie de l’auditoire dans sa poche et qui nous vaut, par exemple, ce « Zeffiretti che sussurrate » étiré parce qu’elle multiplie les silences pour guetter la réponse de ses partenaires invisibles, disséminés dans la salle. Le dialogue ne vire jamais à la confrontation, sauf en bis dans cette joute, amicale et ludique, avec trompette et hautbois, qui en rappelle d’autres mais marche toujours aussi bien. Une fois encore, les rappels s’apparentent à une troisième partie, la vocalise fuse, crépite et recouvre un éclat, une énergie qui transcende l’étroitesse de la dynamique, talon d’Achille de la chanteuse que les numéros de voltige précédents exposaient davantage. Vivaldi s’efface et nous retrouvons un Chérubin délicieusement mutin (« Voi che sapete ») avant une langoureuse déclaration de Cecilia à ses fans (« Non ti scordar di me »). Trente-trois ans après ses débuts, une artiste lyrique pourrait entrer dans l’automne de sa carrière, or, ce soir, Cecilia Bartoli semble connaître un été indien et nous pressentons que lorsqu’il adviendra, le crépuscule de la diva nous réservera encore bien des surprises.