En ce mois de mai, la Pologne met à l’honneur Halka, son premier « grand opéra » et la première oeuvre lyrique d’envergure de Stanislaw Moniuszko (1819-1872). Aimée du public polonais, Halka est représentée en sa patrie d’origine tout au long de cette saison. Mais ailleurs dans le monde, et plus particulièrement en Europe occidentale, l’œuvre reste méconnue. A tort ou à raison ?
Connaissez-vous Halka ?
Prête à tout donner pour obtenir l’amour tant espéré de l’indifférent Janusz, père de son enfant mais sur le point d’épouser Zofia, la fille du Sénéchal Stolnik, Halka tente de se venger en mettant le feu à l’église lors de la cérémonie de mariage, se ravise et, finalement, se jette dans la rivière sous les yeux du pauvre Jontek qui l’aime.
Pionnière des Roussalka de Dargomyjski et de Dvořák, Halka évoque d’ores et déjà les légendaires roussalki, ces êtres fantastiques de la mythologie slave qui, en hiver, se retirent dans leur palais de glace au plus profond des eaux douces.
Si les références au servage et à la souveraineté des classes dominantes y sont évidentes*, le personnage d’Halka est l’antithèse de l’héroïne nationale à la mode telle Marianne. Certes, tout comme Ivan Soussanine dans l’opéra du même nom de Glinka, Halka est de condition paysanne. Néanmoins, contrairement au célèbre moujik, elle ne réalise aucune action glorieuse ni même patriotique. C’est d’ailleurs ce qui distingue Halka de la plupart des opéras « nationaux ». Sa réussite tient davantage à l’édification du pathétique et de l’injustice puisée dans le quotidien de tout un chacun. Ainsi, sous le couvert d’un réalisme social ébouillanté par le « Printemps des Peuples », Halka devient rapidement le porte-drapeau de l’« Insurrection polonaise ».
Juliusz Kossak, Cracoviens chargeant sur les Russes (1846) © DR
Genèse du drame polonais
A l’époque de composition d’Halka, la Pologne est sous tutelle de la Russie impériale et tiraillée entre les grandes puissances parmi lesquelles l’Empire autrichien. Halka voit le jour dans une version en deux actes suite au « Soulèvement de Cracovie » de 1846 dont l’échec affecta le jeune Moniuszko. Immédiatement, la partition est acceptée par l’Opéra de Varsovie pour une création initialement prévue en 1847. Toujours est-il que la programmation est différée jusqu’à nouvel ordre, sans motif précis. Un tel livret n’aurait certainement pas pu résister à la censure russe avant la tentative de conciliation initiée par le Tsar Alexandre II en 1856. Halka est donc créée, à Wilno – ville du célèbre poéte et dramaturge Juliusz Slowacki – en version de concert (1848) et en version scénique (1854). Dix ans plus tard, lorsque Moniuszko est informé de sa création à Varsovie, il décide de remanier l’œuvre en profondeur en ajoutant deux actes supplémentaires. C’est sous cette forme qu’en 1858 Halka reçoit un immense succès devenant « le favori de la nation polonaise » selon Hans von Bülow, pianiste du roi de Prusse.
Il faut reconnaître que, jusqu’alors, le drame à l’opéra était chose rare au royaume de Pologne. En 1790, Boguslawski, précurseur du genre, le reconnait : « l’opéra polonais est aussi différent de l’opéra italien qu’une tour gothique est différente d’un édifice d’architecture moderne ». Cinquante ans plus tard, dans sa Pologne historique, littéraire, monumentale et illustrée, l’orientaliste Chodźko constate que les voix polonaises ont pendant longtemps redouté le répertoire dramatique de peur d’être maladroitement comparées aux prestigieuses voix italiennes. Soumises aux goûts et au bon vouloir d’une aristocratie avide d’opéras italiens, ces voix polonaises se consacraient à l’opéra buffa traduit en polonais, au vaudeville, à l’opéra-comique et à l’opéra de mœurs. Il faut attendre l’impulsion et l’activité des premiers conservatoires, lors des quinze années de paix et d’émulation artistique entre 1815 et 1830, pour voir changer la tendance.
Quelques mots sur Stanislaw Moniuszko
Né en 1819 à Ubiel près de Minsk, Stanislaw Moniuszko grandit dans une famille de petite noblesse où il commence le piano sous l’oreille attentive de sa mère, Elizabeth. Il poursuit sa formation musicale à Varsovie, à Minsk et finalement à Berlin auprès du directeur de la Singakademie, Carl Friedrich Rugenhagen. Organiste et compositeur, le jeune Moniuszko débute avec des œuvres de musique de chambre, des cantates dramatiques, de la musique orchestrale, mais aussi des vaudevilles, des opérettes, etc. Halka est son premier grand succès auquel il doit sa nomination de directeur de l’Opéra de Varsovie. Autre grand succès d’opéra du compositeur, Le Manoir hanté est créé à Varsovie en 1865. Ses nombreux voyages l’amènent à rencontrer notamment Glinka, Dargomyjski, Liszt, Rossini, Auber, Gounod, Smetana. Aujourd’hui, Moniuszko est particulièrement célèbre pour avoir légué une extraordinaire richesse d’inventions et d’orchestrations de mélodies directement inspirées de la culture orale polonaise, à l’instar du Groupe des Cinq en Russie.
Halka à la loupe
Si Moniuszko réussit un coup de maître, le livret d’Halka, signé Wlodzimierz Wolski, est pourtant loin d’être un chef-d’œuvre. Wolski scinde explicitement l’action entre une noblesse grisée d’indifférence et de conventions formant le stéréotype de l’ignominie théâtrale et de modestes victimes immuables n’inspirant que la pitié. Ainsi, l’action y est déjà toute tracée. Certes, socialement efficace dans le contexte du « Printemps des peuples », le manque de nuance et de profondeur dans l’écriture de Wolski nuit cependant à la portée d’Halka tout autant qu’à la teneur et à l’esthétique habituelle des livrets dramatiques. Est-ce à Moniuszko qu’il revient d’en dessiner les traits humanistes les plus attachants, ces universaux qui forgent la perennité de toute chose ?
Musicalement, Halka regorge de mélodies et d’harmonies telles un entonnoir de traditions musicales à la fois populaires et savantes. Outre l’ouverture magistrale sur les motifs du drame à venir, l’opéra débute avec une polonaise (acte I) et se clôture sur une mazurka (acte IV). Halka fait son entrée sur une mélodie populaire d’un chant folklorique de Cracovie « Jako od wichru krzew polamany » (I, 2). Coup de théâtre au coeur d’un drame romantique, une danse du folklore – la Danse des Montagnards où modalité badine avec tonalité – sied au centre de l’oeuvre. Et que dire de l’élégante Doumka de Jontek (Szumią jodły na gór szczycie », IV, 2) ? D’inspiration polonaise mais pleine d’italianité, elle est l’écho des plaintes de la cornemuse de Dudarz le Cornemuseur. Evoquée à travers le hautbois, la cornemuse (symboliquement diabolique) adhère volontiers aux mouvements réalistes et naturalistes inspirés du folklore d’alors.
Un ensemble de motifs lyriques évoquent pleinement de célèbres voix romantiques. Outre la similitude du sujet entre Halka et La Muette de Portici d’Auber, le thème de la folie dans l’air d’Halka « Gdyby rannym slonkiem » (III, 1) offre un clin d’œil fulgurant à l’incontournable Lucia di Lammermoor de Donizetti, sans compter la bouleversante Traviata de Verdi. L’évocation de la mort prochaine dans le duo d’amour d’Halka et Janusz (I, 4) rappelle la mélodie wébérienne de Max dans Der Freischütz.
Point culminant dans ce drame polonais et ce malgré la maigreur émotionnelle du livret, la cantilène d’Halka dédiée à son enfant mort de faim « O moj malenki, ktoz do trumienki » (IV, 4) est un dialogue constant entre la voix et le violoncelle, digne de Chopin. Si son opéra Le Manoir hanté l’emporte souvent sur Halka, Moniuszko triomphe surtout dans l’écriture chorale et l’orchestration imbibée du folkore slave suite à ses rencontres avec Glinka et Dargomyjski lors d’un séjour à Saint-Pétersbourg en 1848.
La dramaturgie du compositeur tente de récupérer les faiblesses du livret à travers un équilibre formel et structurel judicieux et une répartition des airs aussi efficace que possible. Moniuszko est finalement reconnu à l’unanimité comme fondateur de l’opéra national polonais non seulement par le public mais aussi par ses pairs. Et Dargomyjski de déclarer « toutes les œuvres musicales de la Pologne ne valent pas l’ombre d’Halka », et de signer en 1856 la création de sa Roussalka sur un livret inspiré de Pouchkine. Ainsi, Halka rejoint la série des « nationaux » tels, chronologiquement, Der Freischütz de Weber en Allemagne (1821), La Muette de Portici d’Auber en Belgique (1831), Ivan Soussanine de Glinka en Russie (1836), Nabucco de Verdi en Italie (1842), La fiancée vendue de Smetana en Tchèquie (1866), etc.
Un opéra à faire chanter une polonaise sur une mazurka
Actuellement, si la Pologne lyrique connait son Halka sur le bout des doigts, le reste du monde semble l’ignorer. Parcourir Halka est probablement à l’image d’un des défis de notre temps. En effet, se poser au coin de chaque trait musical d’Halka c’est se poser au coin de chaque inspiration venue d’une quantité de cultures européennes. L’orchestration amplement polonaise – et c’est une grande première dans l’histoire du drame polonais – dessine l’âme de tout un peuple friand de vocalités italienne, allemande et russe, toutes très présentes. Pour un auditeur doté d’une oreille inaccoutumée à la langue polonaise, le voile italo-russo-allemand sera probablement encore trop épais pour saisir sans ambages les spécificités vocales de la langue polonaise. Néanmoins, l’oreille curieuse et le fin connaisseur sauront ôter ce voile et faire apparaître la « polonaisité » d’Halka dans toute sa splendeur.
Si vous aimez les romantiques, l’héroïne de Moniuszko vous séduira : d’une rare humilité au moment le plus intense de l’opéra, Halka est une braise qui, au lieu de mettre le feu à l’église pour faire acte de vengeance, choisit de plonger là où tout feu se meurt : la rivière, symbole du désespoir amoureux. Contrairement à l’opéra verdien auquel on le compare souvent à tort mais aussi à raison, Halka n’a guère l’ambition de la prouesse dramatique hors du commun si ce n’est celle d’émouvoir – de manière la plus réaliste possible – le peuple à un moment crucial de son histoire. Et quelle histoire !
Pour n’avoir donné à son icône nationale ni air patriotique, ni acte glorificateur si ce n’est celui d’aimer à la folie, pour savoir danser à « chœurs » ouverts avant de s’éteindre dans l’indifférence, comment ne pas apprécier l’originalité de Halka ? La langue polonaise n’est pas la plus répandue dans le monde lyrique. Pourtant, Halka est à découvrir en version originale, la plus apte à exprimer l’identité culturelle d’une oeuvre au lyrisme profondément cosmopolite.
* L’abolition du servage est proclamée en 1861 par le Tsar Alexandre II dit « Le Libérateur », empereur de Russie, grand-duc de Finlande ainsi que roi de Pologne jusqu’à l’annexion globale du royaume Pologne à l’Empire russe en 1867.