Beaucoup de moyens, une bien belle interview dans le programme de salle pavée de belles et intelligentes intentions pour un résultat… horripilant. Jan Philipp Gloger parvient dans le temps d’un Così Fan Tutte londonien à faire l’exact inverse de ce qu’il annonce. Ce qui devait être une dissection des sentiments, de ces moments où l’on joue, l’on se laisse prendre aux jeux pour se brûler et se perdre devient un long parcours ennuyeux de près de trois heures où l’on se désolerait presque à chaque rire gras d’une salle séduite par de telles pitreries ineptes. Les premières scènes laissent présager du pêché mignon de cette nouvelle production de l’opéra de Mozart : une pantomime de curtaincall pendant l’ouverture, une première scène chantée depuis le parterre, un décor différent pour chaque scène (petite liste non exhaustive : rideau de scène, façade de maison, hall de gare, bar de revue de Music Hall, Jardin d’Eden, loge d’actrice etc. etc.), une troupe d’acteurs en soutien, Don Alfonso metteur en-scène, Despina assistante, des jeunes premiers pas dupes ou pas tout le temps… un vrai pot-pourri de toutes les bonnes et mauvaises mises en scène du dramma giocoso que l’on a pu voir. Rendons hommage à l’Allemand d’avoir réussi une telle gageure ! Problème, une telle débauche ne mène à rien (ce qui valait déjà pour la production de Norma vue la veille) sans qu’on exploite les situations théâtrales ainsi offertes et surtout sans soigner la direction d’acteur dans chaque instant, chaque geste, chaque regard. Ici on est en permanence dans le surjeu et bien souvent dans la clownerie : la gourgandine Despina passe son temps à caresser des entrejambes et nos Albanais mettent cinq secondes avant de frotter leur sexe sur les cuisses des demoiselles. Les jeux de l’amour comme harcèlement sexuel : adieu finesse !
Heureusement le plateau vocal intéresse. Il est jeune et homogène, à l’image de Corinne Winters, Fiordiligi de caractère bien plus convaincante dans « Come scoglio » que dans « Per pietà », la faute à un timbre ça et là verdi qui entache un bel ambitus et une solide technique. Plus de rondeur chez Angela Browers mais un rien moins d’engagement vocal qui place sa Dorabella au second plan. Sabina Puértolas complète ce trio de femme d’une voix fruitée et d’une belle aisance scénique, parfaites pour donner vie à la malicieuse soubrette. Johannes Martin Kränzle pontifie autant en Don Alfonso qu’il délivre une leçon de chant. Dépourvu de véritable aria, il s’impose par une projection idéale et une diction léchée. Chacune de ses interventions pendant les scènes et ensembles est un régal (« Io crepo si non rido »). Alessio Arduini prête ses beaux traits à Gugliemo à défaut d’y joindre la voix en permanence, non que la maîtrise soit insuffisante mais plutôt que l’expression reste trop monotone. Il faut dire que tous souffrent de la comparaison avec le Ferrando idéal de Daniel Behle. Elégance de la ligne, pureté du timbre n’ont d’égale que l’infinie palette de nuances qu’il déploie tout au long de la soirée. Deux mille deux cents spectateurs s’arrêtent de respirer lorsqu’il entame la reprise de « Un’ aura amorosa » sur un pianissimo infinitésimal et pourtant audible jusqu’au dernier rang.
Il est suivi dans cette finesse par Semyon Bychkov qui donne à entendre un Mozart comme on n’en présente plus guère. Est-ce parce qu’il a fait ses classes au côté du vieux Karajan ? L’Américain trace un arc majestueux pendant un peu plus de trois heures : de longs gestes précis, des caresses pour une lecture classique, sans rupture véritable de rythme, sans nuance brusque. Une antithèse aux propositions baroques qui, semble-t-il a surpris le soir de la première où le maestro a été hué par un partie du public. Une antithèse parce qu’elle démontre l’air de rien, en prenant son temps, sans effet appuyé et avec un orchestre « classique » – qui égrène quelques pains – que l’on peut insuffler vie, lyrisme et noblesse à l’une des plus belles partitions mozartiennes.