Il existe entre mélomanes et interprètes une relation particulière, non pas amoureuse ou amicale mais cependant affective, relation initiée et développée concert après concert de manière univoque puisque le musicien pour l’amateur de musique est unique alors que l’artiste ne connait qu’un tout appelé public.
Notre première rencontre avec Cyrille Dubois eut lieu en décembre 2010, au Studio Bastille, dans Street Scene de Kurt Weill. Nous ne connaissions ni l’œuvre, ni le chanteur. Ce fut un double choc. Alors élève de l’Atelier lyrique de l’Opéra national de Paris, le jeune ténor semblait ne faire qu’un avec le rôle de Sam, fragile et idéaliste. Depuis, pas mal d’eau a coulé sous les ponts, une eau bruissant de murmures flatteurs, quel que soit le répertoire – français, mozartien, voire rossinien – et quel que soit le rôle, le dernier en date étant Iopas dans les fameux Troyens de Strasbourg. Tous se sont alors accordés à qualifier de « poétique » l’interprétation du jeune carthaginois par Cyrille Dubois. Qu’il s’agisse de Berlioz ou d’un autre compositeur, l’adjectif lui colle à la peau.
On voudrait l’oublier, le programme de ce récital dans la Salle Turenne des Invalides nous le rappelle à chaque instant : Brahms, Duparc, Liszt, Chausson comme une lente ascension vers un Parnasse lyrique dont le Poème de l’amour et de la mer épouse le sommet symboliste. Poétique, le ténor l’est par la nature légère de la voix, par l’attention portée au mot, par la recherche de la couleur adéquate, par l’enthousiasme et le souffle, par l’émission de tête ou de poitrine selon l’effet recherché, qu’il s’agisse de donner à percevoir l’ineffable ou le palpable, le rêve ou la chair, l’espoir ou la désillusion. Poétique aussi par la sensibilité et l’allure, par la candeur, par un tempérament dont l’air apparaît comme le premier élément, mi Pierrot lunaire, mi Baptiste dans Les Enfants du Paradis…
Telles sont les impressions qu’engendrent les cinq extraits des Lieder und Gesänge avant que Duparc et plus encore Liszt interviennent. « Die Lorelei » est puissamment imagé mais c’est à travers les subtilités songeuses et l’éloquente vocalise de « O quand je dors » que les émotions commencent à prendre forme pour finalement se cristalliser autour du Poème de l’Amour et de la Mer. Là, le chant se cramponne au mot et à la musique pour ne pas sombrer dans les flots amers de la partition. Que la voix trouve ses limites dans un registre grave qui aujourd’hui ne coule pas de source, que le dramatisme de ces pages entre toutes sublimes s’en trouve estompé, que certaines attaques paraissent pales, certaines notes blanches, importent peu. L’intensité et la sincérité balayent toutes réserves. C’est aussi que le piano de Tristan Raës exalte le romantisme de l’écriture, traitant la mélodie avec une ardeur forcenée que l’on trouverait excessive si son excès ne restait toujours cohérent. Souvent, l’oreille tend à privilégier soit la voix, soit l’instrument au gré de la partition ou de l’interprétation. Elle est ici tiraillée entre l’une et l’autre, interpelée par un chant toujours intelligible, toujours intelligent et, sur le point de céder à l’appel du texte, violemment prise à partie par le lyrisme éperdu de l’accompagnement.
« Difficile de passer ensuite à autre chose », glisse Cyrille Dubois à un public chaviré avant de tout de même proposer en bis « Enfant, si j’étais roi ». La mélodie de Frantz Liszt lui offre une nouvelle fois l’occasion de jouer des contrastes entre douceur et vigueur. « Soupir » de Duparc referme la soirée sur une note tendre et douloureuse, poétique tout simplement.