Une fois n’est pas coutume, Daniela Barcellona ne chantera pas à Pesaro cet été. A défaut, nous l’avons rencontrée à Verbier où elle interprétait le rôle d’Eboli le temps d’une de ces soirées dont le festival suisse a le secret. Rossini a cependant été au cœur de la conversation, avec un inévitable détour par Carlo Bergonzi dont on avait appris le décès le jour même de notre rencontre.
Vous ne chantez pas à Pesaro cette année ?
Non, malheureusement parce que je suis ici à Verbier et que j’ai d’autres contrats prévus. Pesaro m’a prévenu trop tard, je n’étais pas disponible. Peut-être l’année prochaine, je ne sais pas, parce que tout change en ce moment, mon répertoire change… Mais j’espère revenir à Pesaro.
Votre répertoire change : vous abandonnez Rossini ?
Non, absolument pas. L’année prochaine, je chante Malcom dans La donna del lago à New-York. J’aurai Semiramide à Covent Garden, à Marseille et aussi à Bilbao. Il est hors de question d’abandonner Rossini.
Qu’est-ce qui change alors dans votre répertoire ?
Je chante beaucoup de Verdi : Amneris, Eboli, le Requiem – j’ai toujours beaucoup chanté le Requiem. Didon aussi des Troyens à La Scala dernièrement. Je change de répertoire parce que ma voix change. Je grandis [rires] et j’en sens la nécessité. J’ai toujours chanté des rôles de contraltos rossiniens mais ma voix, au départ, était faite pour un autre type de répertoire. Quand vous êtes très jeune, il est très dangereux de chanter Verdi ou d’autres compositeurs de ce genre. A présent, il est temps de suivre ma nature vocale. Je chante encore Rossini parce que c’est mon premier amour et il est inconcevable que je m’en passe. La technique est très différente. Maintenant, je peux chanter à pleine voix. Tant que je le pourrai cependant, je chanterai Rossini. Absolument ! Peut-être pas Rosina, Cenerentola non plus – je suis trop grande pour Cenerentola – mais pourquoi pas L’Italiana in Algeri ou Sigismondo.
A propos de Sigismondo qui est un opéra rarement joué et que vous avez interprété une seule saison à Pesaro en 2010 (voir compte rendu), n’est-il pas frustrant d’apprendre un rôle, qui plus est particulièrement difficile, pour le chanter si peu ?
Non parce qu’il s’agit d’une découverte. Nous avions la responsabilité de faire renaître un opéra qui n’était plus représenté. Sigismondo n’a pas eu de succès. La légende dit que Rossini paya le public pour huer cette œuvre parce qu’il ne l’aimait pas. C’est une légende, je ne sais pas si elle est vraie mais je l’ai lue au moment où j’apprenais la partition. Cette responsabilité de faire renaître un opéra oublié et mal-aimé constitue un défi qui, personnellement, m’excite. La mise en scène de Damiano Michieletto à Pesaro était très difficile, certains ne l’ont pas comprise. Pour moi, c’était la seule manière de faire comprendre cet opéra, de lui donner une nouvelle vie. Les représentations ont d’ailleurs eu beaucoup de succès et nous en avons été très, très heureux. Proposer un opéra jamais représenté à notre époque est un défi. J’aime ça, même si je ne dois le chanter qu’une seule fois, c’est comme une découverte archéologique.
Y-a-t-il encore des opéras rossiniens à redécouvrir ?
Je pense que tous les opéras rossiniens ont plus ou moins été représentés à Pesaro : Torvaldo e Dorliska, Aureliano in Palmira cet été…
Arsace d’Aureliano in Palmira, voilà un rôle pour vous !
Oui absolument mais ils me l’ont demandé trop tard ! Je n’étais pas disponible. Malheureusement…
La plupart des rôles rossiniens que vous chantez sont des rôles travestis.
Oui, pour moi, c’est un autre type de défi parce que ma nature n’est pas masculine. Se comporter comme un homme, chanter même comme un homme, voilà le défi car vous ne pouvez pas exprimer des sentiments amoureux de la même manière lorsque vous chantez Rosina ou Tancredi. Il y a une foule de détails que vous devez prendre en compte et changer pour donner l’impression d’être un homme. Je l’ai appris auprès de metteurs en scène comme Pier Luigi Pizzi ou Hugo de Ana. Nous avons tous en nous une part masculine et féminine, il m’a fallu chercher et trouver cette petite part de masculinité que j’avais en moi.
Rossini est votre part masculine et Verdi votre part féminine… Et entre les deux, quelle place pour les autres compositeurs ?
Je chante Donizetti, Berlioz et aussi Stravinsky – The Rake’s Progress, encore un défi ! J’aime explorer tous les répertoires parce qu’il y a tant de belles musiques et de chefs d’œuvre. Le seul compositeur que je n’ai jamais chanté est Wagner. Peut-être un jour, en concert, je ne sais pas… J’ai le temps.
Quel rôle wagnérien ? Erda ?
J’aimerais chanter Isolde… ou Brünnhilde peut-être. Je ne sais pas. Je m’interroge encore, je n’ai pas encore décidé. Le dernier air d’Isolde, pas le rôle entier.
Vous êtes une des rares chanteuses italiennes à avoir une carrière internationale. Comment l’expliquez-vous ?
Je ne sais pas. Une carrière est quelque chose de très mystérieux. Certains artistes très talentueux ne chantent que dans quelques théâtres. Je pense qu’il y a une part de chance. Certains chanteurs refusent aussi de se produire hors d’Italie. Ce que j’ai essayé de faire durant toute ma carrière est de répondre aux attentes du public selon sa nationalité. Les japonais n’ont pas le même goût que les américains, les italiens, les français, les allemands… Il nous faut prendre en compte cette diversité de culture, qui est fondamentale pour notre travail. Le style reste le même mais nous devons adapter la manière d’interpréter le personnage en fonction du public. Il s’agit de détails : plus de notes aigues dans un cas ou plus de retenue dans un autre…
Comment savoir ce que le public attend ?
Quand je vais dans un pays, j’essaye toujours de me documenter sur sa culture, ses types de valeurs et j’intègre ensuite dans mon interprétation ce qui lui est le plus cher. Par exemple au Japon, l’honneur a une importance qu’il me faut prendre en compte dans la composition de mes héros rossiniens. J’ai noté par exemple en travaillant avec les metteurs en scène anglais que pour eux, la gestuelle s’inspire beaucoup du music-hall. Par exemple, dans Les Troyens, David McVicar nous demandait des attitudes beaucoup plus proches de la comédie musicale, plus ouvertes, plus variées que la gestuelle du chanteur d’opéra. « Non, non » disait-il quand nous faisions des gestes stéréotypés, « vous devez vous comporter comme dans la vie réelle, comme si vous étiez en train de me parler ». C’est ainsi que nous pouvons interpréter un même personnage de manière complètement différente.
Votre Malcom à New York n’aura donc rien à voir avec votre Malcom à Paris ?
Absolument. Peut-être plus extraverti, je ne sais pas. Les européens préfèrent quelquefois une approche plus métaphorique alors que les américains apprécient davantage de réalisme.
La mise en scène de La donna del lago à Paris était très métaphorique…
C’est vrai que nous n’avions pratiquement rien à faire sur scène – entrer, chanter, sortir – et il est assez difficile de ne rien faire. Si le metteur en scène vous demande de faire ce que vous voulez, c’est différent mais ne rien faire… C’était comme une version de concert. Nous avons pourtant eu plus d’un mois de répétition. L’idée de départ était très bonne : considérer que les personnages de La donna del lago sont comme des fantômes. Mais cette idée n’a pas été exploitée comme elle l’aurait dû. Je ne sais pas pourquoi. Au final, nous avions juste à entrer, chanter, sortir. Pour nous, ça a été frustrant…
A Verbier, vous allez chanter Eboli en version de concert, il n’y aura pas de problème de mise en scène…
La version de concert est difficile parce que vous devez aider le public à se représenter la scène. Parfois cependant, je préfère presque… Cela dépend des rôles.
Vous chantez Eboli, Amneris. Et Azucena ?
Je dois encore attendre. Attendre que, ma voix et moi, soyons plus âgées. Azucena est un rôle très fort. Verdi n’est pas vériste, absolument pas, mais Azucena est plus rude, c’est une bohémienne, vous ne pouvez pas être élégante, comme vous pouvez l’être avec Eboli. Il y a dans le rôle d’Eboli beaucoup de sfumato, il y a de l’amour. Azucena est plus brute de décoffrage. Je dois attendre.
En parlant de Verdi, nous avons appris aujourd’hui la mort de Carlo Bergonzi…
Je ne le connaissais pas personnellement mais quand j’ai appris la nouvelle, j’ai ressenti une grande tristesse. Je ne le rencontrerai jamais. Il était l’une de mes idoles. Nous avons perdu un artiste immense.
Quelle est la situation culturelle en Italie ?
La situation culturelle italienne est un désastre. L’Italie, comme d’autres pays en Europe, est un musée à ciel ouvert et je crois que nous ne réalisons pas les trésors que nous avons. Quand vous avez trop de belles choses, il y a un moment où vous ne les voyez plus. Le problème est là. Nous n’apprécions plus ce que nous avons.
Quelle pourrait être la solution ?
Je ne sais pas. Retrouver notre identité culturelle, ne pas essayer d’imiter les autres cultures. Nous devons être fiers de ce que nous sommes. Les jeunes préfèrent la pop à l’opéra parce que nous leur en présentons une image négative. Même les publicités laissent entendre que l’opéra italien est ennuyeux. Il faut délivrer un autre message.
Si vous aviez le choix, échangeriez-vous votre voix contre une voix de soprano ?
Non, je garde ma voix. Mais pour quelques opéras, je ne dirais pas non. Par exemple, Tosca. Je voudrais être soprano pour chanter Tosca, ou ténor pour chanter Otello. Mais je suis très heureuse avec ma voix. Quand je chante Didon, je suis vraiment heureuse d’être mezzo.
Propos recueillis le 26 juillet 2014 à Verbier