Dans l’affection que nous portions à Daniela Dessi entraient en somme bien des ingrédients. Le moindre n’était pas cette détermination qui l’animait depuis des années à ne presque plus chanter que le répertoire italien de la deuxième moitié du XIXe siècle, ne cessant d’approfondir ses incarnations, de différencier l’approche qu’elle avait des compositeurs, de raffiner pour chacun une technique vocale appropriée. Cette spécialisation fut son orgueil. Elle fut aussi sa servitude, mieux : son service. Elle s’inscrivit résolument dans la grande tradition du chant italien au moment où les théâtres et les imprésarios demandent des chanteuses éclectiques, passant sans peine d’une langue à l’autre, et franchissant les océans pour deux soirées.
Lorsqu’elle paraissait en scène, ce n’est pas elle seule qui entrait : elle portait avec elle, et avec ce port qui désormais est à bien peu, l’aura magique de cette tradition-là. On savait alors qu’elle n’était pas là pour nous offrir seulement un spectacle, mais une démonstration de ce que l’art du chant italien pouvait porter de trésors mêlés – exaltation du sentiment, souci extrême du phrasé, usage de tous les sortilèges belcantistes. Les sceptiques trouvaient à tout cela un rien d’emphase, quelque chose d’un peu fabriqué. Les admirateurs, comme nous, y voyaient l’exhaussement même du théâtre par le chant. Elle insufflait à ses incarnations une dimension hiératique ne conférant pas aux personnages une vraisemblance cinématographique, mais une épaisseur spécifiquement opératique, les faisant larger than life. C’est pourquoi sans doute elle n’aimait pas le terme de vérisme accolé aux compositeurs dont, ces quinze ou vingt dernières années, elle illustra la cause – Puccini en tête, mais aussi Giordano, Ponchielli, Mascagni… Trop au fait des arcanes de la Giovane Scuola, elle mesurait tout ce qui séparait le tempérament des compositeurs qu’on lui associait, leurs esthétiques, leur théâtralité ; elle savait parfaitement que le vérisme n’était en rien banalisation du chant et de la posture, au contraire : du squarcio di vita naissait un tragique neuf, enraciné dans le théâtre de Verdi autant que dans la musique populaire, et faisant émerger de très hautes statures dramatiques. « De petites histoires, Puccini tirait de grands personnages », disait-elle à raison.
C’est cette grandeur qu’elle nous semble avoir toujours et en tout recherchée. Elle se garda de confondre la dimension extraordinaire de ses personnages et sa propre stature. Comme une héroïne de Puccini, elle fut femme, grande et fragile. A la ville, elle avait l’humilité de la servante de son art. Son visage semblait même un masque inemployé prêt à trouver sur scène sa véritable vocation – notamment ces yeux d’un bleu maritime que surmontait l’arc de sourcils prêts à se froncer en une expression de douloureuse mélancolie.
Daniela Dessì © Nicola Allegri
Surtout, elle était cette artiste en quête de son art et d’elle-même. Consciente, par conséquent, du long sentier à parcourir vers la perfection rêvée. Aux étapes nécessaires elle s’était tenue avec une rigueur exemplaire, se refusant à rien hâter. Exemplaire soprano italienne, elle commença par plonger ses racines dans le Settecento, le parcourant de Vivaldi à Cimarosa et Paisiello, opérant une longue stase en Mozart – comme cette Fiordiligi scaligère de 1989 dirigée par Muti, où elle apporte déjà sa trentaine rayonnante, d’un suc merveilleux, et déjà quelque chose d’infiniment altier, des fondations de tragédienne n’oubliant ni l’élégance ni le trille. Elle sera aussi pour lui une Donna Elvira superlative apportant ses ressources de spinto aux colères de la femme délaissée. Nul hasard, à cet égard, que Riccardo Muti eût accompagné son parcours jusqu’aux abords où il pouvait la mener (les derniers Verdi, Leoncavallo, guère au-delà), partageant avec elle ce goût de l’italianité solaire et cependant percluse de tragique, le sens extrême de la ligne châtiée et maîtrisée où se quintessencient les affects les plus tourmentés. Elle évolue bien sûr en terres rossiniennes débutant à La Scala en 1982, dans La Pietra del Paragone et laissant au disque des témoignages appartenant de plein droit à la Rossini Renaissance. Les reines donizettiennes, notamment Marie Stuart, sont une école de transition vers le répertoire verdien, où Muti encore joua un rôle essentiel.
Depuis quinze ans, elle avait investi pleinement le répertoire de soprano spinto voire de soprano dramatique. Ce n’est pas son évolution vocale seulement qui l’y mena, mais le sentiment qu’elle avait d’y épanouir sa personnalité. Elle ancra assez tôt ce parcours dans les Verdi les plus exigeants – Elisabeth de Valois (la production de La Scala en 1992, avec un Pavarotti inégal, est à réévaluer), Aida, Leonora du Trouvère et bien sûr Desdemona – avant de déployer les voiles dans tous les grands rôles pucciniens et véristes, osant aller jusqu’à Turandot. Dans cette nouvelle aventure, elle croise le chemin de celui qui sera son compagnon à partir de 2000, le ténor Fabio Armiliato, avec qui bien souvent elle partagera la scène. Elle démontra alors, seule en son genre, ce qu’est une soprano italienne dans ce répertoire : plus l’exigence vocale est grande, plus le sentiment s’exalte, plus l’interprétation est intérieure, tenue, domptée. Dessi dans le grand répertoire qu’on appellera vériste par commodité savait, comme avant elle une Olivero voire une Freni, manifester le sentiment sans aucun histrionisme, simplement par l’autorité vocale mêlée à l’intensité expressive. Bien sûr, cela pouvait ne pas exclure les poses de diva, les bras levés, par exemple dans Tosca (son rôle-fétiche), mais dans le chant même ne se manifestait que l’absolue supériorité de la discipline technique et de la musicalité la plus pure. On cherchera en vain la moindre trace d’histrionisme dans ces témoignages, qu’ils nous viennent de Florence (où récemment elle fut si fière de bisser le « Vissi d’arte », cinquante deux ans après Scotto) ou des Arènes de Vérone.
Sa carrière l’avait menée un peu partout, jusqu’au Met (faisant ses débuts en 1995 en Nedda, connaissant un franc succès en 2002 en Butterfly, triomphant en 2010 en Tosca) ou au Japon (chantant la première représentation de Butterfly in loco, à Nagasaki), mais l’Europe était devenu son vrai territoire. Si la France ne la reçut pour ainsi dire pas (sauf Marseille en 2012, Toulouse aussi en 2005 le temps d’un Don Carlo aux côtés de Ludovic Tézier et de Béatrice Uria-Monzon), Jean-Louis Grinda (qui avait mis en scène sa prise de rôle en Gioconda à Palerme) eut l’intelligence de l’inviter à Monaco, et on la vit souvent à Liège ou Madrid. Mais l’Italie était décidément sa patrie musicale. Elle y vécut, elle y chanta, et elle illustra avec éclat les théâtres et festivals que les grands chanteurs italiens ont délaissés au profit de carrières internationales – Gênes, Brescia, Palerme, Parme, Salerne, Spoleto, Torre del Lago… Elle y fut célèbre et célébrée, adulée et fêtée, couverte de prix prestigieux comme le prix Celletti en 2011, le prix Pavarotti, l’Oscar della Lirica, et tant d’autres. On la voulait ; on souhaitait l’entendre aussi dans la mélodie italienne, dans la musique sacrée ; on désirait qu’elle enseigne – ce qu’elle fit par exemple en marge du festival de Torre del Lago, laissant à ses élèves un souvenir lumineux. La goujaterie de Zeffirelli, l’excluant en 2010 d’une production de Traviata, retomba sur le nez mal mouché du metteur en scène tant la Dessi était aimée. Le couple qu’elle formait avec Armiliato réveillait les grandes heures d’un art lyrique assumant ses racines italiennes et faisant vivre aux petites capitales provinciales de riches heures (ne s’y trompant pas, c’est Armiliato que Woody Allen fit tourner lorsqu’il eut besoin pour To Rome with love d’un chanteur incarnant le ténor italien par excellence). Peu lui importait du reste la couverture des magazines : sa devise était qu’il faut être « non pas fameux mais excellents » (non famosi ma bravi).
Aussi, le décès brutal de Daniela Dessi, foudroyée par un cancer en quelques semaines, a été accueilli avec une infinie tristesse. Elle était encore dans la pleine force de son talent et de son art. Elle n’avait pas épuisé tout ce qu’elle avait à offrir. Elle n »avait pas non plus assuré par un enseignement auquel elle entendait consacrer de plus en plus de temps que l’avenir nous donnât des chanteuses soucieuses comme elle de perpétuer la tradition si précieuse et si fragile du chant italien, et d’en respecter la dimension quasi sacrale. Son humilité, son intelligence artistique et humaine, le respect infini qu’elle ne cessa de témoigner à son art offrent pour longtemps l’exemple d’une artiste et d’une femme de qualité – ce dont le monde lyrique aujourd’hui a en somme le plus besoin.