C’est l’histoire d’une rareté que toute l’Europe va se partager dans les années à venir. Madrid ouvre le bal, en coproduction avec Londres dont l’actuel directeur Kasper Holten signe la mise en scène. L’œuvre remontée dans le cadre du bicentenaire à Bayreuth et Leipzig et qu’on verra aussi cette saison à Strasbourg est adaptée de Mesure pour Mesure de Shakespeare. La comédie du britannique est transposée en Sicile et raconte les intrigues amoureuses et politiques pour renverser le nouveau gouverneur de l’île, Friedrich, chantre du puritanisme et hypocrite puisqu’il mène par ailleurs une vie licencieuse.
Elle connaît donc un regain d’intérêt, dans la mouvance des redécouvertes des origines et influences des grands compositeurs. Le paradigme a changé et l’on jauge moins cet opéra de jeunesse au regard des chefs-d’œuvre bien connus, qu’à l’aune de son propre temps. A ce titre, Das Liebesverbot est une vraie curiosité pour le wagnérien patenté… comme pour l’amateur de bel canto. Wagner, âgé de 21 ans, y emprunte beaucoup à l’opéra italien. Donizetti, on y pense régulièrement pendant la représentation. Rossini, en particulier pour ses trios et ensembles de fin d’acte ou encore par la distribution vocale qui mobilise deux ténors légers. Bien entendu Wagner perce déjà cette gangue et balbutie ce qui deviendra son vocabulaire propre : le thème du « salve regina » du premier acte repris dans Tannhauser, et dans l’écriture vocale, notamment pour le rôle central d’Isabella qui la place dans la parenté d’Elisabeth ou de Senta.
© Javier del Real | Teatro Real
En conséquence, l’œuvre et sa distribution sont disparates. Le ténorino côtoie la soprano (presque) dramatique, et les « mozartiens » en goguette sont comme des coqs en pâte. Aussi certains échanges sont-ils déséquilibrés, d’autant que l’orchestre, truculent quand la partition s’ornemente de fioritures, est étoffée comme pourront l’être les futurs Wagner. Ivor Bolton travaille la souplesse de l’Orchestre du Teatro Real pour tenir ce grand écart, avec talent. Les détails sont nombreux, le rythme soutenu (au prix de quelques décalages) et le lyrisme certain. Les chœurs, bien dirigés en scène, répondent avec bravoure à toutes les sollicitations que leur réserve la partition. Toutefois, le décibel étouffe parfois les gabarits les plus modestes. Ilker Arcayürek (Claudio) ne parvient à faire entendre son timbre fruité et sa belle ligne qu’à l’occasion d’accalmies quand Peter Lodahl (Luzio) jouit d’un surcroît de volume qui lui permet de surmonter avec panache son air du carnaval au deuxième acte. Nos barytons et basses bouffes s’en donnent à cœur joie. Ante Jerkunica croque un Brighella attachant grâce à sa voix chaude et Christopher Maltman puise dans sa puissance pour donner du crédit à Friedrich sans rechigner au ridicule du personnage par une composition scénique qui fait la part belle aux tics. Chez les trois sopranos que compte la distribution, María Hinojosa pétille dans le rôle de Dorella la débauchée, nonobstant quelques baisses de régime qui mettent sa projection en défaut. Maria Miró (Mariana) adapte avec intelligence l’acidité de son timbre pour peindre l’adolescente bafouée et un peu niaise. Enfin Manuela Uhl, rompue à tous les styles dans la troupe de la Deutsche Oper Berlin, possède l’abatage nécessaire pour venir à bout du rôle d’Isabella, même si l’on regrette des duretés et un style qui manque de moelleux.
Qui dit (re)découverte dit lisibilité de la mise en scène. Elle se présente sous des dehors traditionnels, mais acidulés de quelques détails venus renforcer la vis comica comme des costumes assez criards et des références à l’univers wagnérien. Ainsi Brighella se déguise-t-il en walkyrie pour se rendre au Carnaval, quand Friedrich mélange la toge de Rienzi au heaume en forme de cygne de Lohengrin (à moins qu’il ne s’agisse d’un Chevalier du Zodiaque ?). Le recourt au gag est une constante. Mariana se gave de chips et de crème glacée par dépit amoureux dès qu’Isabella tourne le dos. Une troupe de danseurs et figurants égaye chaque scène d’un geste décalé : tel moine en prière lit en fait un magasine léger ; les sbires draguent Dorella, et caetera, et caetera. On navigue ainsi entre un univers loufoque à la Monthy Python et les codes de la comédie musicale. Enfin, notre époque actuelle fait quelques irruptions, notamment lorsque l’édit de Friedrich est annoncé par un tweet avec force hashtags ou qu’Isabella ne rend pas visite à son frère en prison, mais utilise bien volontiers son téléphone mobile. Frau Merkel (le Roi dans le livret) débarque pendant le final et distribue les liasses de billet… Manière pour Kasper Holten de pointer moins le puritanisme ancienne formule que celui, peut-être plus hypocrite encore, de notre époque.