La saison a repris au tout début de l’automne, comme toujours, au Festspielhaus de Baden-Baden. Après un concert d’ouverture dirigé par Zubin Mehta la veille, on retrouve un pilier de la programmation badoise : John Neumeier. Le chorégraphe, adulé dans les lieux, présente cette année sur une quinzaine deux ballets dont celui de ce soir, Das Lied von der Erbe, qui lui tient particulièrement à cœur. En effet, John Neumeier a compris dès 1965, au moment où il dansait dans la troupe de Kenneth MacMillan à Stuttgart sur cette même œuvre, que Mahler lui convenait (il a depuis créé quinze ballets à partir de musiques du compositeur), mais également que le travail de MacMillan l’avait profondément influencé, sans toutefois le citer directement. Ce n’est qu’en 2015 que Neumeier a enfin proposé une chorégraphie pour le Chant de la terre qui l’habite depuis 50 ans, donnée à l’Opéra Garnier (voir le compte rendu de Guillaume Saintagne) et reprise ici.
John Neumeier affirme avoir beaucoup travaillé sur le contexte de l’œuvre. Il connaît son Mahler sur le bout des doigts et a voulu s’imprégner des textes chinois notamment de Li Bai qui sont à la base des lieder, certes retravaillés par Mahler, mais inscrits dans la Chine du XVIIIe siècle. Il en résulte une poésie abstraite et plus opaque que ce à quoi nous a habituée le grand chorégraphe allemand. Il précise bien que les textes des lieder sont autant d’énigmes sans réponses auxquelles font écho les variations et interrogations tant de la musique que des mouvements de danse. Pas de fil conducteur narratif précis donc, pas d’équivalences autobiographiques marquées, mais de petites touches délicates et subreptices, à s’approprier et façonner selon sa sensibilité du moment, autour de deux grands thèmes, la mort et la beauté. Dans un univers désespérément noir et vide, une lune immensément ronde, intégrée dans un hublot, coulisse et se transforme en soleil éclatant, quand seul un pré carré incliné émerge du néant. Les danseurs, en jeans ou robes légères et fluides, apparaissent comme autant de bourgeons ou de vacillantes flammèches. L’ensemble crée un univers qui évoque à la fois Caspar David Friedrich et la peinture classique chinoise. De quoi laisser toute la place à la beauté mélancolique et nostalgique de la partition… Souffrance, perte, deuil, mais également poussées de vie et de survie collectives, voilà ce qui se dégage de cette chorégraphie hommage, où se devinent de nombreux emprunts à d’autres grands du ballet, en écho à la complexité musicale elle-même bourrée de références et en même temps si personnelle que nous distille Mahler dans ce chef-d’œuvre. Si certains danseurs ont semblé à la peine (on a même assisté à une chute dans la première partie), tout le monde a trouvé ses marques petit à petit et un grand pouvoir de fascination s’est dégagé de l’ensemble pour ceux qui ont adhéré au parti pris esthétique de Neumeier.
© Kiran West
Très à l’aise dans ce rôle qui lui est coutumier dans la version pour baryton et qu’il a déjà enregistrée avec Christian Gerhaher, Klaus Florian Vogt nous est apparu en belle forme vocale, nous gratifiant de ses aigus percutants et droits si caractéristiques. Mais le Heldentenor se laisse parfois déborder et presque étouffer par l’orchestre. Cela étant, délicatesse, solitude et perte se laissent néanmoins saisir subtilement et l’on se dit que dans les premiers rangs, l’émotion a dû être à son comble. En contrepoint, le jeune baryton allemand Benjamin Appl offre une prestation tout en intériorisation. Avec classe et élégance, il transcende les éclats de l’ivresse en contrition retenue. Et son « Ewig » (éternellement) final résonnera longtemps à nos oreilles, comme une indicible douleur muée en confiance dans le renouveau, tel un calice que l’on aurait bu jusqu’à la lie. L’orchestre, mené avec énergie et emphase par Simon Hewett, sait se faire très respectueux de la richesse infinie d’une partition dont il parvient à tirer le meilleur.