Tout le monde se moque de ces vieilles amoureuses comme de folles insignes et tout le monde a raison. Mais que leur importe, elles n’en nagent pas moins dans les plaisirs et s’enivrent à longs traits de l’ivresse que je leur verse. Que ceux qui leur jettent la pierre me disent s’il ne vaut pas mieux jouir ainsi de sa folie que d’être sans cesse occupé à chercher une poutre où se pendre.
Erasme, Éloge de la Folie
Et dire que nous croyions avoir identifié la première folle de l’histoire de l’opéra, en redécouvrant, en début d’année, La Finta Pazza de Strozzi et Sacrati (1641)… En vérité, il s’agissait d’une ruse, ourdie quelques années plus tôt par le divin Claudio. Tirer sur ce fil et c’est tout un pan, foisonnant et méconnu, du théâtre musical qui rejaillit, nous révélant l’extraordinaire succès de la folie à l’opéra, longtemps avant que le romantisme ne s’en empare.
Giulio Strozzi : l’homme par qui tout est arrivé
Lucia di Lammermoor vient sans doute en premier lieu à l’esprit quand nous songeons à la représentation de la folie à l’opéra. De fait, l’air de folie, stricto sensu, se développe au début du XIXe siècle et devient pour beaucoup d’amateurs le nec plus ultra du belcanto romantique. Cependant, la création française, en février dernier à Dijon, de La Finta Pazza de Giulio Strozzi et Francesco Sacrati (1641), nous apprenait non seulement que les premiers accès de démence firent irruption sur la scène lyrique bien avant le chef-d’œuvre de Donizetti, mais qu’ils occupèrent même une place essentielle dans l’opéra vénitien tout au long du Seicento. La Finta Pazza remporta un triomphe sans précédent et pourrait même disputer au Giasone de Cavalli le titre d’opéra le plus populaire du siècle. Il faut dire qu’il a connu de multiples reprises dans la péninsule par la troupe itinérante des Febi Armonici avant d’être joué en France. Toutefois, si La Finta Pazza représente un moment clé, pour ne pas dire un acte fondateur dans l’adoption du thème de la folie par les dramaturges et compositeurs d’opéras, on trouvait déjà celui-ci dans La Pazzia d’Orlando (1625) de l’obscur Bonarelli et, surtout, dès 1627, dans un précédent ouvrage du poète et librettiste Giulio Strozzi sur lequel Monteverdi devait jeter son dévolu : Licori finta pazza innamorata.
La folie apparait bien sûr dans la tragédie classique (Ajax de Sophocle, Héraclès d’Euripide, Iphigénie en Tauride, etc.), mais ce n’est pas du tout celle que Strozzi entendait importer dans le genre encore neuf de l’opéra. En fait, la scène de folie constituait également un topos des pastorales, des comédies contemporaines et de la commedia dell’arte, véritable morceau de bravoure pour les acteurs et surtout les actrices qui se produisaient dans ces répertoires. Les pièces imprimées des XVIe et XVIIe siècles comme les collections de canevas utilisés par les comici dell’arte, en particulier celles de Flaminio Scala et Basilio Locatelli, regorgent d’exemples et montrent que ce passage très attendu pouvait intervenir au cœur de l’intrigue au point même de donner son titre à une œuvre. La Pazzia d’Isabella, interprétée par Isabella Andreini à Florence en 1589, eut un retentissement considérable et fit beaucoup pour la propagation de ce thème qui, comme chacun le sait, avait connu un traitement exceptionnel dans le Chant 24 de l’Orlando furioso de L’Arioste.
Les prescriptions de Monteverdi
Si, comme le suppose Leonardo García Alarcón, Monteverdi a fort bien pu assister à la première de La Finta Pazza, il a dû être animé par des sentiments ambigus, un mélange de fierté et de regrets, sinon d’amertume. En effet, sa correspondance nous renseigne sur la genèse d’un drame musical qui ne vit jamais le jour mais qui impliquait déjà Strozzi et exerça une influence déterminante sur La Finta Pazza.
« J’ai également réfléchi, écrit-il le 1er mai 1627 à Alessandro Striggio, à une petite œuvre du sieur Giulio Strozzi, assez belle et curieuse, qui peut faire quatre cents vers, intitulée Licori, finta pazza, innamorata d’Aminta, où Lycoris, après mille stratagèmes comiques, parvient au mariage par son art savant de la tromperie […] » Le rôle, méconnu mais décisif, de Monteverdi dans la conceptualisation de la folie à l’opéra a été remarquablement mis en lumière par Ellen Rosand, spécialiste unanimement reconnue de l’opéra vénitien du XVIIe siècle, à qui nous empruntons les principaux éléments d’analyse qui suivent – nous renvoyons le lecteur à la fin de l’article pour une bibliographie complète. Nous n’avons pas tous les jours l’occasion de découvrir les réflexions d’un compositeur de cette envergure et il nous a semblé préférable de citer plutôt que de paraphraser des propos d’une précision exemplaire, comme souvent chez ce perfectionniste.
Premier constat, riche d’implications : Monteverdi sait exactement ce qu’il veut et c’est bien lui qui est aux commandes. Ainsi, il n’hésite pas à demander au librettiste d’apporter des modification substantielles à sa pièce :
Selon moi, il la fait parler fort justement en deux ou trois endroits, mais, me semble-t-il, en deux ou trois autres cela pourrait être mieux, non pas dans la manière, mais dans l’invention. Et je lui demanderai de m’accommoder aussi, au moment où elle dort, la tirade d’Amyntas, car je voudrais qu’il parlât de manière que sa voix ne dût point la réveiller ; ce souci de la faire parler à mi-voix me donnera en effet l’occasion d’offrir à l’oreille une harmonie nouvelle, différente des précédentes, et j’aimerais également de lui qu’il justifiât le ballet qu’il intercale au beau milieu par un motif précis et par contraste. (lettre du 22 mai).
Il compte sur Strozzi pour enrichir sa pièce avec d’autres tableaux ou de nouveaux personnages afin d’éviter que la folle ne soit trop présente. Et, de toute évidence, le librettiste se plie à ses volontés :
(Strozzi) il avoue que le personnage de Lycoris, il le ferait apparaître moins souvent et non à chaque scène quasiment, et qu’il se montrerait toujours dans de nouvelles inventions et péripéties (5 juin)
Concernant la représentation de la folie proprement dite, le compositeur insiste sur la versatilité des humeurs, la variété du propos et la rapidité des changements :
Veiller que toutes les fois où elle entre en scène, elle offre toujours des nouveaux plaisirs et introduise des variations dans les harmonies comme dans les gestes (22 mai)
Chaque fois qu’elle entre en scène, elle (puisse) offrir un plaisir nouveau dans des variations nouvelles (24 mai)
Il reste à la signora Margherita de savoir tantôt se transformer en soldat courageux, tantôt se faire craintive, tantôt hardie, en conservant une bonne maîtrise du jeu sans crainte ni retenue ; je suis plutôt d’avis que les imitations puissantes que feront les musiques, les gestes et les tempi se fassent en arrière de la scène […] on passera en un instant des harmonies puissantes et retentissantes à d’autres faibles et suaves pour que le discours en ressorte tout à fait clairement. (10 juillet)
Si Monteverdi, fin connaisseur des voix, comme en témoigne d’ailleurs sa correspondance, veut connaître l’ambitus exact de la future créatrice de Lycoris (Margherita Basile), il se soucie tout autant des ressources expressives de l’interprète :
Il ne faudrait pas que le rôle de Lycoris, parce qu’il est fort varié, revînt à une dame qui fût incapable de se faire tantôt homme, tantôt femme, dans la vivacité du geste et le contraste des passions (7 mai).
Il souhaite traduire les symptômes de la démence (même s’ils sont simulés) par une fragmentation du texte, une atomisation sur les mots dans leur jaillissement immédiat. En outre, le passage suivant montre que le comportement de Lycoris ne doit pas seulement susciter le rire, mais émouvoir également. Cette ambivalence, pourtant inhérente à l’opéra vénitien, est souvent escamotée de nos jours au profit de la seule charge comique. Enfin, Monteverdi souligne la vitesse des changements de sujet et d’humeur, cruciale pour exprimer l’instabilité de Licori :
L’imitation d’une telle folie feinte ne doit prendre en considération que le moment présent et non le moment passé ou futur – le jeu devra donc prendre appui sur le mot et non sur le sens de tout le vers ; ainsi lorsqu’elle parlera de guerre, il faudra imiter la guerre, lorsqu’elle parlera de paix, la paix, lorsqu’elle parlera de mort, la mort et ainsi de suite – et parce que les transformations se feront dans la plus grande rapidité, tout comme les imitations, celle qui devra représenter ce rôle de toute première importance portant au rire et à la compassion devra savoir laisser de côté tout autre imitation que celle du moment, qui lui sera suggérée par le mot qu’elle aura à dire. (7 mai)
Nous savons que Strozzi restructura son texte en cinq actes et que la folie n’intervenait que dans le troisième, mais à plusieurs reprises. Même si Monteverdi explique n’avoir terminé d’écrire que la musique du premier acte, il avait manifestement une idée très claire de la manière de traiter la folie. Vraisemblablement inachevée, Licori, finta pazza, innamorata d’Aminta ne fut jamais jouée, mais le moins qu’on puisse dire, c’est que Giulio Strozzi s’en souviendra au moment d’écrire La finta pazza.
Le prototype
L’argument adapte librement l’épisode d’Achille sur l’île de Scyros où il se cache, déguisé en femme, pour échapper à la guerre de Troie qui, selon la prophétie, devait lui être fatale. Il oublie ce sombre présage dans les bras de Déidamie dont il s’est épris quand Ulysse et Diomède débarquent à sa recherche. Piégé par ses amis (premier subterfuge de l’opéra), il se trahit en recouvrant une ardeur guerrière lorsqu’il trouve une arme glissée parmi les présents offerts aux filles du roi. Déidamie n’aura plus qu’un expédient pour le retenir : feindre la folie et concentrer ainsi toute l’attention sur elle.
Paolo Fabbri (V. bibliographie) observe que le stratagème de la princesse ne figure pas dans la source classique que Strozzi a probablement exploitée pour narrer les aventures d’Achille à Scyros (le second livre de Statius, Achilleis) et qu’il a transposé la ruse utilisée par sa Lycoris une dizaine d’années plus tôt. Il faut préciser que Strozzi et Sacrati avaient la chance de disposer d’un talent exceptionnel en la personne d’Anna Renzi, cantatrice romaine et première diva de l’Histoire qui créera Ottavia quelques mois plus tard. Strozzi l’évoquera, ailleurs, en ces termes : « Notre chère Anna est dotée d’une expression si vive que les répliques et les discours semblent non pas avoir été appris, mais naître à l’instant même. » Pour l’anecdote, vingt-cinq ans plus tard, l’artiste retrouvera une nouvelle Déidamie lors de ses adieux à la scène vénitienne dans Le fortune di Rodope e Damira d’Aureli et Pietro Andrea Ziani (1657). Damira y simule également la démence pour regagner l’affection de son mari qui est tombé amoureux de Rodope.
Ellen Rosand ne craint pas d’affirmer que la première des deux scènes de folie de Déidamie (II, 10), longuement préparée (la jeune femme évoque l’idée dans son monologue plaintif, puis Jupiter et Victoire l’envisagent à leur tour), suit les prescriptions de Monteverdi de manière quasi programmatique et Paolo Fabbri pense que son début fait partie des fragments de Licori remaniés par le poète. Deidamie, analyse Rosand, parle à plusieurs reprises de guerre et de mort (Cf. lettre de Monteverdi du 7 mai) ; elle change constamment de sujet quand elle délire (ibidem) mais aussi de sexe et de personnalité, se prenant pour une guerrière prête à terrasser la bête d’Erimante, les Erynies de l’Achéron, le Python de Thessalie ou encore l’Hydre de l’Herne, autant de monstres qui, à l’en croire, osent la provoquer, avant de s’identifier à Hélène en prenant l’Eunuque pour Pâris. Elle va même jusqu’à feindre de s’être assoupie, ce qui incite Achille à lui parler doucement, comme devait le faire Licori (Cf. lettre du 22 mai). En outre, elle joint le geste à la parole, se comportant avec sauvagerie, pour finalement se résoudre à ne plus parler : « Ce que dirait la langue, laissons le geste l’exprimer » (Cf. lettres des 7, 22 et 24 mai). En revanche, l’absence d’inhibition sexuelle qui l’amène à titiller l’Eunuque rapproche plutôt Déidamie de la figure d’Ophélie. « Quand Deidamia devient folle, explique Leonardo García Alarcón, elle abolit la distance avec tous les autres personnages par la crudité de ses propos, elle crée ainsi une intimité qui provoque chez certains de véritables pulsions » et Jean-Yves Ruff, metteur en scène sur la production dijonnaise, de renchérir d’une jolie formule : « elle diffracte les désirs des autres ».
Les dérèglements de l’âme se manifestent avant tout par l’incohérence du discours ou plutôt de la logorrhée qui en tient lieu : listes compulsives, incessants coq-à-l’âne et force ruptures de ton et de rythme, ponctuées d’exclamations, à laquelle répondent une apparence étrange et un jeu de scène extravagant. Au-delà de ce constat général, dans le détail passionnant de sa composition, La Finta pazza contient et semble même fixer la plupart des ingrédients qui caractériseront les innombrables scènes de folie de l’opéra vénitien au cours du Seicento. L’aliénation deviendra le lot commun, conventionnel, de nombreux amants éconduits, délaissés ou trahis.
L’irruption de la violence convoque les images de la guerre et des Enfers, ces derniers évoqués à travers l’usage des versi sdruccioli, ces vers accentués sur l’antépénultième syllabe et traditionnellement associés à l’excentricité, aux lunatiques et à l’Au-delà. Le fou affronte dangers et ennemis imaginaires, entre autres peurs irrationnelles (Déidamie évoque encore Ophélie quand elle craint aussi bien la noyade qu’un emprisonnement ou un rapt), assailli surtout par les émotions les plus vives et contradictoires qui l’amènent à crier, pleurer, rire ou même chanter un air léger.
Sur le plan stylistique, relève notamment Paolo Fabbri, la littérature dite sérieuse se voit parfois aussi détournée, subvertie à des fins comiques : le langage hyperbolique de Déidamie dans son lamento moque certaines métaphores outrées de la poésie lyrique contemporaine. Les références à la mythologie abondent, souvent dans le cadre des troubles de l’identité qui affectent les protagonistes, de l’Egisto de Faustini et Cavalli (1643), dont le héros, victime d’un délire relativement fréquent dans l’opéra vénitien, pense être Orphée, jusqu’au Caligola delirante de Pagliardi et Gisberti (1672) où l’empereur se prend pour Alcides puis pour Endymion. Le mélange des idiomes comme l’imitation du parler ou de l’accent d’autres personnages trahissent également cette perte d’identité dont souffre fréquemment le protagoniste atteint de démence. Ici encore, dramaturges et musiciens s’inscrivent dans une longue tradition qui remonte au moins à la célèbre Pazzia d’Isabella (1589), déjà citée, dont l’héroïne (incarnée par Isabella Andreini) :
[…] se mit à courir à travers la ville, apostrophant un passant puis l’autre, tantôt en parlant espagnol, tantôt grec, italien et bien d’autres langues, mais sans raison, et parmi d’autres choses, elle se mit à parler français puis à chanter certaines canzonette dans le style français… Elle commença alors imiter le langage de tous ses collègues comme Pantalone, Graziano, Zanni, Pedrolino, Francatrippa, Burattino, Capitano Cardone et la Franceschina.
La folie de Déidamie s’exprime avant tout à travers le texte, note Ellen Rosand, dont la musique épouse fidèlement les contrastes, depuis les arpèges entêtants et rythmes martiaux esquissant les fanfares des combats fictifs de Déidamie jusqu’aux lignes mélodiques plus douces dont Sacrati habille les passages plus touchants. L’écriture imitative s’attache aux mots mêmes, explorant les notes extrêmes d’Anna Renzi et opérant des sauts de registre pour traduire les idées de hauteur, de profondeur ou de mouvement – une descente d’une octave, par exemple, illustre celui de l’ennemi sur la seconde partie de la phrase Destati ch’il nemico di qui poco è lontano (« Réveillez-vous, car l’ennemi approche »).
Avec la diffusion et l’accueil extraordinaire réservé à La Finta Pazza, le thème de la folie sera décliné à l’envi. Au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle, il lui arrivera même de ne plus être attaché, momentanément, à un personnage mais de devenir le ressort principal de l’intrigue. Phénomène emblématique de son succès, elle apparaît aussi dans ces manières de métadiscours dont raffolent les auteurs d’opéra vénitien, ces séquences où le genre se tend un miroir et opère un retour savoureux sur lui-même – on retrouve le procédé dans La Finta Pazza à travers le personnage de l’Eunuque auquel Déidamie demande de chanter. Dans l’Egisto, la servante Cinea énumère les comportements qui caractérisent la démence au gré d’une tirade où le spectateur reconnaîtra des éléments de l’Orlando furioso. Dans le Coriolano d’Ivanovich (1669), Momerco, qui veut faire semblant d’avoir perdu la raison, déploie toute une panoplie de moyens divers pour y parvenir alors que dans l’Helena rapita da Paride d’Aureli (1677), Elisa enseigne carrément au jaloux Euristene comment simuler un délire et, se prenant au jeu, finit par afficher elle-même les signes de la folie.
L’Egisto
Cavalli a immédiatement compris le potentiel théâtral que recelait la folie et a conçu, à la dernière minute, pas moins de quatre tableaux révélant le désordre mental dans lequel a sombré Iarba, protagoniste de La Didone qui fut créée la même année que La Finta Pazza. Si l’essai, inabouti, déçoit, par contre, la greffe prendra infiniment mieux sur l’Egisto, donné deux ans plus tard. Notons que dans sa préface au livret, Giovanni Faustini témoigne de la fortune de cet artifice à l’opéra. En effet, il s’excuse d’avoir introduit une scène de folie pour son héros, « imitant une action déjà vue plusieurs fois sur scène », sous la pression d’un grand personnage (sans doute Ettore Tron, propriétaire du théâtre San Cassiano), qui souhaitait satisfaire le titulaire du rôle.
Egisto et Climene ont échoué sur l’île ionienne de Zacinto après avoir faussé compagnie à des marchands d’esclaves. Les bergers se confient l’un à l’autre et nous apprennent comment ils ont été séparés de leurs bien-aimés et kidnappés par des pirates. Mais si Climene a été enlevée le jour où elle devait célébrer ses noces avec le plus beau garçon de Delos, Lidio, Vénus cherchait à atteindre Apollon en arrachant Egisto, descendant du dieu, à sa tendre Clori. Nos compagnons d’infortune espèrent retrouver leur moitié, mais les serments d’amour de Clori pour Lidio gravés sur un arbre les frappent de stupeur et confirment un songe prémonitoire d’Egisto. Si Climene, ivre de colère, compte sur son frère, épris de Clori, pour la venger, Egisto se voit renié par celle-ci qui feint de ne pas le reconnaître et le traite de fou, amorçant malgré elle le processus d’aliénation du malheureux.
A la grande différence de Déidamie et pour temporaire qu’il soit, le mal d’Egisto est, cette fois, bien réel. Ellen Rosand se demande si ce n’est pas la raison pour laquelle Cavalli va nettement plus loin que Sacrati dans la mise en œuvre des recommandations de Monteverdi. D’abord, les délires du berger prennent plus d’ampleur et occupent deux longs épisodes : un monologue (III, 5) auquel succède, comme chez Strozzi et Sacrati, une crise en public (III, 9) sous les railleries de son rival Lidio et le regard compatissant puis éperdu d’amour de Licori. « Cavalli s’en empare et en fait cet exercice de virtuosité expressive probablement inégalé à l’époque, qui rappelle Monteverdi dans la fureur guerrière du Combattimento » commente Vincent Dumestre, qui assurait la direction musicale du spectacle monté par Benjamin Lazar à l’Opéra-Comique en 2012. « Les deux scènes de cette folie qui constitue un des nœuds de l’action introduisent l’élément irrationnel que Cavalli traite en récitatif avec l’outrance harmonique et la déclinaison de formules mélodiques et rythmiques qui conviennent à la puissance du livret de Faustini. »
Ellen Rosand loue également la supériorité du texte de Faustini, dont la poésie exacerbe les passions, rehaussant en particulier l’expression de l’amour, qui jouxte à plusieurs reprises la colère et les élans belliqueux. Benjamin Lazar insiste, pour sa part, sur l’étroite imbrication des genres et des tons, si épineuse à restituer (nous soulignons) : « Egisto ne présente pas une juxtaposition de scènes relevant de genres différents, mais bien un mélange à l’extrême. Ainsi, les scènes les plus drôles sont celles des dieux, mais elles peuvent comporter une part d’étrangeté ou laisser place à l’émotion, si l’on considère par exemple le désespoir sincère de Vénus. Certains propos décalés d’Egisto, pourtant pathétique dans sa folie, produisent un effet comique, que relèvent d’ailleurs ironiquement les autres jeunes gens. »
La richesse du texte poétique stimule l’invention de Cavalli, autrement variée tant sur le plan rythmique que mélodique et harmonique, multipliant les dissonances, les sauts de registre dans une recherche permanente de l’effet le plus adéquat et suggestif. Plus mobile et contrastée que celle de Sacrati, l’écriture culmine dans plusieurs climax en stile concitato et supporte effectivement la comparaison avec les audaces expressives de Monteverdi.
Iro et la revanche de Monteverdi
Cependant, parce qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même, Monteverdi remit l’ouvrage sur le métier à l’occasion d’Il Ritorno d’Ulisse in Patria (1640). En effet, s’il ne constitue pas, de prime abord, une scène de folie, le monologue d’Iro au troisième acte s’y apparente à bien des égards et il pourrait, comme le relève Ellen Rosand, nous donner à entendre ce que Monteverdi avait en tête lorsqu’il travaillait, une douzaine d’années plus tôt, à cette Licori finta pazza innamorata conçue par Giulio Strozzi. Le parasite Iro pleure sur son sort et crie famine, la mort des prétendants l’ayant privé de son principal moyen de subsistance. Sa peur vire à la terreur et prend des proportions démentielles, au plein sens du terme, l’amenant à mettre fin à ses jours. Le rire se fige, après que la compassion l’a disputé au rire, or ce sont là les sentiments mêlés que devait justement éveiller chez le spectateur le comportement erratique de Licori. Cette issue tragique n’existe pas chez Homère, Monteverdi a de toute évidence utilisé le personnage d’Iro pour réaliser son projet avorté. C’est d’ailleurs ce qui ressort clairement d’une étude comparée de la partition et des différentes versions manuscrites du livret ainsi que d’une lettre de Badoardo au compositeur où il prétend ne plus reconnaître sa création dans le tableau qu’il a mis en musique. Le grief n’a vraiment rien d’outré, mais il passe à côté du génie du musicien.
Les trente-cinq lignes de vers irréguliers et au propos décousu produites par le librettiste montrent déjà à quel point Iro est perturbé. Mais Monteverdi s’approprie totalement le texte, le triture, le démembre et ses fragments, souvent vidés de leur sens, deviennent de simples éléments de vocabulaire au service de sa pensée musicale. Certes, Ellen Rosand reconnaît des procédés également observés chez Sacrati et Cavalli (écarts de registre pour illustrer la distance et le mouvement, stile concitato pour traduire l’agression, etc.), mais loin de se contenter d’imiter l’incohérence du discours habilement agencée par Badoardo, Monteverdi se focalise sur une phrase ou sur un mot, les répète – jusqu’à onze fois ! – pour mieux exprimer la panique et l’extrême vulnérabilité du personnage, dont le désarroi finit par nous étreindre, et qui expliquent son geste fatal. La musique s’est complètement émancipée du texte et c’est d’abord elle, en quelque sorte, qui prend en charge la représentation du désordre mental où s’est abîmé le bouffon.
Au-delà de son indéniable efficacité dramatique, la folie revêt une autre portée que Jean-François Lattarico nous invite à appréhender :
La folie devient une sorte de paradigme du genre et plus globalement de la liberté de l’artiste, du poète comme du musicien, illustrée ici par la réplique de Diomède [dans La finta pazza], qui souligne à la fois le goût de son époque pour la folie de l’opéra et l’esthétique de la dérision, propre aux lettrés Incogniti : « Le plaisir est tout entier ici / Tourné vers la dérision : / D’un siècle chantant, / Il convient de seconder / La joyeuse humeur coupable » (II, 10).
Nous avons abordé le sujet en nous immergeant directement dans les œuvres, guidé par des spécialistes de l’opéra, interprètes, musicologues ou historiens de la littérature. Une autre approche s’offrait pourtant à nous, qui renouvelle la perspective : partir de la folie, en compagnie de spécialistes des troubles mentaux. C’est ce que nous ferons dans un second article au fil duquel, après un détour par la cour de France, nous traverserons également la Manche.
Bibliographie
Tim Carter, Monteverdi’s Musical Theatre. Yale University Press, New Haven and London. 2002
Vincent Dumestre, « Un chef-d’œuvre central de l’opéra vénitien », entretien publié dans le programme de salle de l’Egisto donné à l’Opéra-Comique de Paris en février 2012
Paolo Fabbri, « On the Origins of an Operatic Topos: The Mad-Scene » in Con che soavità, studies in Italian opera, song and dance 1580-1740, edited by Iain Fenlon and Tim Carter. Clarendon PRess – Oxford, 1995.
Jean-François Lattarico, « La Finta pazza ou l’opéra premier », article publié dans le programme de salle de La Finta Pazza donnée à l’Opéra de Dijon en février 2019.
Benjamin Lazar, « Songe d’une nuit vénitienne » entretien publié dans le programme de salle de l’Egisto donné à l’Opéra-Comique de Paris en février 2012
Claudio Monteverdi, Correspondance, préfaces, épîtres dédicatoires. Texte original intégral. Mardaga, 2001.
Ellen Rosand, Opera in seventeenth-century Venice – the creation of a genre. University of California Press, 1991.
Ellen Rosand, « Operatic madness : a challenge to convention » in Music and text : critical inquiries, edited by Steven Paul Scher. Cambridge University Press, 1992.