Souvenirs du mandat de Gerard Mortier à l’Opéra de Paris, Marilyn Monroe, King Kong et l’éternité cinématographique d’Emilia Marty hantent encore les couloirs de la Bastille. Pour clivante qu’elle fut, la production de L’Affaire Makropoulos s’impose avec le recul comme une mise en scène manifeste de Krzysztof Warlikowski, dans un répertoire, celui de la première moitié du XXe siècle, où il est particulièrement prolixe (Lulu, Wozzeck, Die Gezeichneten, etc.). Le Royal Opera House, lancé dans un cycle Janáček sur plusieurs années, a donc tout naturellement fait appel à l’ancien trublion des scènes européennes pour donner vie à De la maison des morts (alors que le geste Chéreau/Boulez hante lui les mémoires lyricomanes depuis des Wiener Festwochen fameuses). L’équipe maintenant rodée qui accompagne Warlikowski relève le gant avec brio et cette production, qui visitera Bruxelles et Lyon, s’avère fédératrice par son humanisme et sa pertinence. Malgorzata Szczesniak est au polonais ce que Richard Peduzzi était à Chéreau. La structure, les matériaux, les couleurs du décors, ainsi que les lentes vidéos aux couleurs de papier glacé de Denis Guéguin, sont immédiatement reconnaissables. Tout comme l’est la boîte rectangulaire montée sur roues. Elle sert tour à tour de bureau, de lieu d’interrogatoire, de lieu d’aisance ou de scène de théâtre quand vient le temps du divertissement pour les prisonniers. Dans ces tranches de vie carcérales, Krzysztof Warlikowski signe une direction d’acteur méticuleuse et juste : pas un petit trafic, pas un combat de coqs ne manquent à cette prison intemporelle grâce notamment à des acteurs et danseurs qui se fondent parmi les chanteurs. Les silences du livret sont comblés par les rapports conflictuels ou tendres que tisse le metteur en scène entre les personnages. Les violences tant physiques que psychologiques, le sexe et les parties de rigolades alternent au fil de l’oeuvre et font passer le spectateur par tout le spectre des émotions. Surtout, et alors que l’oeuvre de Janáček est particulièrement sombre,une émotion particulière surnage grâce à une certaine légèreté que le metteur insuffle dans le spectacle. Tout d’abord par le burlesque et le grotesque des travestissements que permet la pièce de théâtre, puis par un sens des images et des coups de théâtre. Le dernier panier du basketteur et les acclamations des détenus après la dernière note fixent l’oeuvre dans cette force de vie et cet espoir que même le lieu le plus glauque ne saurait étouffer.
© ROH / Clive Barda
Un bonheur n’arrive pas tout seul et la qualité artistique ainsi que l’engagement des chanteurs contribuent à la force du spectacle. Vocalement il n’y a pas de point faible et l’on ne fera ressortir certains interprètes que parce que leur rôle, plus étoffé, le permet. Comme Stefan Margita, virulent Luka, à la projection remarquable et qui fait face au grave et ténébreux Siskov de Johan Reuter. Willard White en Gorjancikov n’a certes que peu à chanter, mais avec quelle conviction, et surtout quelle présence magnétique en scène. Ladislav Elgr cisèle ses interventions pour incarner un Skuratov inquiétant. Le costume de vieillard chenu de Graham Clark dissimule une voix saine et rayonnante. Irradiante aussi la prostituée d’Allison Coote. En Aljeja, peut-être le rôle le mieux servi de l’opéra, le canadien Pascal Charbonneau surprend. Formé à l’école baroque dans les jardins de William Christie, le voici particulièrement sonore, toujours dans la couleur adéquate et excellent acteur, en petite frappe, en travesti et en homme blessé enfin.
Mark Wigglesworth effectue un travail remarquable dans une oeuvre dont la brièveté cache mal la complexité. Il s’agit de soutenir le plateau pour aider chacun à croquer les traits spécifiques de leur forçat respectif, d’être toujours précis pour conduire les musiciens entre les obstacles semés par Janáček sans pour autant les brimer, et surtout de réussir à maintenir une lecture dramatique quand souvent les voix se taisent pour laisser la place à de longs interludes. Le chef britannique s’en sort avec de beaux honneurs. Il réussit peut-être davantage les parties plus sombres et dramatiques que les scènes grotesques. En ce sens, il est le pendant ténébreux de l’étincelle de vie que ces prisonniers entretiennent.