Si Christophe Rizoud s’interrogeait sur la crise manifeste des représentations du répertoire lyrique au festival d’Aix en Provence cette année, il suffisait d’une heure de train vers l’Hérault pour constater que l’opéra en tant que genre a de l’avenir. Denis & Katya, créé à Philadelphie en 2019 juste avant la pandémie, aurait dû voir le jour à l’Opéra de Montpellier dès l’année suivante. Rendons grâce au festival Radio France de l’avoir programmé dans les murs de la Comédie montpelliéraine lors de cette édition 2021.
En une heure de temps l’œuvre s’impose comme évidente, marquante et profondément accessible. Le livret, assemblé par Ted Huffman, qui signe également la mise en scène, nous fait revivre en multipliant les points de vue narratifs un fait divers d’une petite ville russe, devenu événement mondial par les réseaux sociaux et le « livestream ». Roméo et Juliette moderne pour la presse d’alors, c’est surtout l’histoire tragique de deux ados désœuvrés, biberonnés à la violence gratuite, qui marchent vers un destin aussi fatal que stupide engrainés par la cohorte de leurs « followers ». Pourtant Denis et Katya ne sont pas présents sur scène, et le huis-clos du récit de leurs dernières heures s’anime grâce au témoins venus le raconter : des amis, un professeur, un ambulancier, une voisine etc.
Chloé Briot et Elliot Madore endossent tour à tour ces personnages, en français et en russe, en parlant, en chantant. Entourés de quatre violoncelles qui scandent tel un chœur antique les stations de la tragédie, ils scotchent les spectateurs à leurs fauteuils par leur performance viscérale. A Chloé Briot revient la lourde tâche de sauter du sérieux froid et détaché de la journaliste venue constater les faits à l’urgence apeurée de la voisine témoin de la scène et de l’assaut de la police. Elliot Madore, incarne avec chaleur les amis du couple, leurs langages fleuris, les bravades, la tristesse enfin. Toujours en scène, ils font vivre avec un art complet toutes les palettes d’émotions et portent l’œuvre vers des cimes incandescentes. L’écriture vocale, pour complexe et rythmique qu’elle puisse être, porte chacun des enjeux de ce livret remarquable.
© Marc Ginot
Mais à ces deux voix/personnages s’en ajoute un troisième. Les échanges « whatsapp », dialogue entre le librettiste et le compositeur, sont eux aussi « mis en musique ». Leurs « bips » de rédaction viennent rythmer les scènes, les commentent et c’est tout l’univers numérique avec les « gongs » des insultes des messages instantanés, balancés par les internautes, qui percutent la narration et la musique. On sort en haletant des dernières scènes d’autant que la réalisation scénique de Ted Huffman épouse le mouvement musical avec des lumières stroboscopiques ou encore des chaises qu’on déplace à mesure que la schizophrénie de la narration prend de la vitesse. Le dispositif à l’Antique de la scène, avec les violoncelles disposés aux points cardinaux place le drame dans une scénographie à la lisibilité intacte malgré les différentes strates du récit. La représentation passe en un éclair, comme un coup de poing musical et théâtral.
Après 4.48 Pyschosis brillante transposition à l’opéra de la pièce fantasmagorique de Sarah Kane et cet opus de maitre capable de fédérer un large public tout âge confondu, le duo Philip Venables/Huffman donne le la d’une manière moderne et populaire de faire un théâtre lyrique riche en émotions, loin des chapelles musicales.