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Désirée Rancatore, elle a quelque chose en plus

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Actualité
28 janvier 2013

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©Ricci 
 

 

 

Est-ce dans le timbre ? La posture scénique ? Tel accent ou telle couleur de la voix ? Ecouter Desiree Rancatore, c’est se dire : « Elle a quelque chose en plus ».

Quelque chose qui arrache ses rôles habituels à la vocalité virtuose et un peu froide où parfois on les cantonne. Quelque chose qui brûle, et parfois dévore, chez des personnages voués aux extases roucoulantes. Quelque chose aussi qui témoigne d’une très longue mémoire du chant. Dans cette vocalité et cet art de l’interprétation se retrouve quelque chose de la ferveur des prime donne italiennes du début du XXe siècle dont le témoignage nous est resté –  une Galli-Curci par exemple. Et sans doute ce que l’on entend et qui la met à part, la rend toute différente de ses illustres contemporaines, c’est une ferveur vocale qui est aussi une culture du chant.

Derrière cela, assurément, l’ancrage familial, dans cette Sicile où le chant longtemps fut de toutes les célébrations, de tous les instants – préférant souvent la vocalité nue aux complexités chorales, les cordes pincées aux grandes orgues. De là cette concentration dans la voix seule de toutes les émotions : le bel canto, c’est la voix-émotion, et non la voix-instrument. C’est peut-être cela, le quelque chose en plus. C’est, avant même d’être une voix, une écoute. La mère, artiste du chœur au Teatro Massimo de Palerme, prenant en main la première formation vocale de sa fille ; le père, clarinettiste dans l’orchestre, fou de disques, jouant de son instrument à la maison ; et tout de suite la voix et l’instrument se mêlent dans les couleurs et la ligne de Mozart ou Brahms. Desiree Rancatore fut précoce parce que très tôt elle fut prête, ne sachant elle-même d’où elle tenait ce naturel de la ligne et du galbe, sinon de cette infusion d’enfance, ni ce « tot di acuti » (une certaine quantité d’aigus) que lui reconnurent ses professeurs, lui conseillant de ne pas le gâcher. L’immémorial est dans ce chant, comme est dans cette voix la tradition lyrique, comme est dans cette âme la Sicile, son soleil, sa mer, ses humeurs, ses paysages, ses mystères. L’enracinement est une source. Voilà peut-être ce qu’est cette « chose en plus ».

Mais c’est plus que cela. Une ambivalence féconde la structure. D’un côté la discipline absolue, faite d’exercice quotidien, de rigueur d’athlète et d’autocritique impitoyable. « Aucun critique ne sera jamais aussi dur avec moi que je le suis avec moi-même », dit-elle. Et, au rebours de tant de chanteuses décrivant leur voix dans dix ans, Rancatore semble préoccupée essentiellement de pratique quotidienne. La voix ira où elle voudra. Il n’y a pas de hâte. Aucune urgence à presser la Comtesse des Noces tant qu’elle n’aura pas fait Susanna. Aucun besoin de se déclarer frustrée par Lucia, Elvira, et les autres. Il n’est pas dans son genre non plus de décréter qu’Amina est un personnage falot : il est si beau et bon à chanter, et les affects en sont si délicats, qu’il est bien assez intéressant pour elle. La conscience vocale va loin. Elle passe par les métaphores techniques – la voix comme un fil qu’on déroule, comme un animal de compagnie qu’on tient en laisse -, et par l’écoute de soi. Ainsi, de cette vibration harmonique entre la voix et la flûte dans le fameux passage de Lucia : si cette vibration ne produit pas son lot de vibrations sonores internes, c’est que la voix et l’instrument ne consonnent pas, c’est que quelque chose alors ne va pas. Cette rigueur va jusqu’à la dureté, la précision jusqu’à l’acribie. Elle le dit elle-même : « non mi prendo in giro » – entendez, « je ne plaisante pas avec cela », « je ne me joue pas de moi ». Mais la colorature bien faite n’est pas le but de tant de peine.
 
Car – et c’est l’autre face – l’émotion prime tout. Non pas l’émotion construite, voulue, délibérée, mais une sorte de submersion. La technique vocale, le « tot di acuti », la discipline d’acier sont au service de cette effusion, qui prend la chanteuse à la seule lecture de la partition. C’est pour cela qu’elle accepta au pied levé Leila des Pêcheurs de Perles, dont elle ne connaissait que l’air du ténor. Pour cela aussi qu’elle a aventuré Lucia alors qu’on voulait l’enfermer dans la Poupée des Contes d’Hoffmann. Pour cela même qu’elle a tant chanté Lakmé, retrouvant un frémissement oriental et une sensualité troublante derrière les coloratures. Les artistes lyriques souvent tiennent l’émotion à distance. Elle perturbe les repères techniques. Elle peut, si une larme coule dans la gorge, empêcher de chanter. Rancatore non seulement ne la tient pas à distance, mais la convoite, l’appelle. Elle cherche cette émotion comme un moteur, une raison de chanter, d’être sur scène. L’opéra n’est qu’émotions, les gens viennent en faire provision. Alors, elle s’y laisse aller. Elle pleure. Les larmes sont dans son chant comme sur son visage.

La voici Traviata. Dans Traviata, elle pleure dès le duo avec Germont. Et la scène finale la laisse pantelante, ruisselante, défaite. Elle a fait siens les contrastes du personnage. En a repéré et perçu les failles, mais aussi les ellipses : ainsi ce conflit intérieur qui mine « E’ strano », et la fragilité profonde qui ouvre peu à peu des béances malgré le combat qu’elle livre, et perd. « Si un soprano veut rêver, elle rêve de Traviata », dit-elle. Elle l’avait chantée au concert, mais la scène impose de nouvelles exigences. Seulement, depuis l’âge de dix ans, elle a écouté les plus grandes depuis les coulisses du Teatro Massimo. Et le disque lui a enseigné Tebaldi, Moffo, Callas, Sutherland – qu’elle refuse de comparer. Elle assimile, elle intègre. Et cette Traviata que forcément elle pouvait redouter un peu lorsque Jean-Louis Grinda la lui a proposée au débotté début janvier 2013, voici qu’elle la trouve déjà prête en elle, comme déjà mûrie. L’expérience de la scène n’est pas un apprentissage pur : elle découvre ce que depuis longtemps elle savait, intimement, de ce personnage. La scène manifeste ce qui était enfoui, et fait surgir les émotions qui ne sont vraies qu’une fois chantées vraiment. Sage, Rancatore ne se donne pas de plan de carrière avec Traviata : « on verra quel rapport elle a avec moi, puis on verra qui me propose de la chanter, où, combien de fois, et avec qui ». L’autodiscipline refait surface.

Il est clair pour tous qu’il y a pour toute soprano un « avant » et un « après » Traviata. Ce n’est pas vocal seulement. L’expérience est physique, mais elle est aussi émotionnelle : elle réunit toutes les exigences parfois violemment contradictoires qui s’imposent à une artiste lyrique. Desiree Rancatore n’aime pas que l’on dise qu’elle « ose » Violetta, car en un sens, elle est totalement prête. Il n’y a pas d’audace à cela, mais une préparation ancienne, presque souterraine, en tout cas une appropriation qui n’est pas d’hier. Si elle aime les amis, le shopping, les sorties, Desiree Rancatore porte en elle aussi un sérieux infini. Rien ne la déviera de sa route, ni la solitude des chanteuses, ni les sacrifices personnels. Cette route n’est pas une carrière. C’est bien davantage. Où commencent la voix et l’art du chant s’achève l’insouciance. Sa voix est sa vie, elle est son devenir, son identité. Cela n’est pas négociable, quel qu’en soit le prix. C’est aussi cela, la « chose en plus » : une très rare intégrité.

La Traviata à l’Opéra de Monte-Carlo, les 26 et 30 janvier, 1er et 3 février (plus d’information)

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