Il est des noms dans le monde lyrique qui, de triomphes publics en succès critiques, ont fini par acquérir la force de mythes vivants. Le Metropolitan Opera, critiqué pour le virage modernisant de son directeur Peter Gelb, fait en ce mois de décembre le choix d’une certaine tradition en alignant trois grands noms du chant, de la direction d’orchestre et de la mise en scène.
Depuis 1993, la production d’Otto Schenk a pris beaucoup de patine. Mais pour l’européen maintenant habitué (ou résigné selon ses goûts) à des visions décapantes des œuvres, ces Maitres chanteurs font souffler un certain vent d’originalité. Les décors et la direction d’acteur ? Merci de vous reporter au livret et à ses didascalies : tout y est ! Au ruban près, de la chapelle à la cellule du marqueur, aux rues à colombages, à la vigne vierge sur le mur de la maison de Pogner, à la prairie où a lieu le concours… Le tout dans une opulence de couleurs et d’étoffes. Spectacle « à la grand-papa » ? Peut-être, mais force est de constater qu’il a sacrément de tenue. Pour les interprètes de la soirée, cette mise en scène fonctionne comme un gant de cuir vieilli dans lequel l’on se glisse et l’on se meut avec aisance. Les chanteurs toujours placés dans le premier quart de la scène ne sont jamais mis en danger. Les ressorts comiques reposent en permanence sur la truculence de la partition wagnérienne. La pantomime de Beckmesser dans l’atelier de Sachs au IIIe acte est ainsi réglée comme du papier à musique : l’individu trébuche et se cogne au mobilier en rythme, tout perclus qu’il est de la bastonnade de la nuit précédente, jusqu’à tomber nez à nez avec le poème de Sachs. La soirée s’écoule donc jovialement dans cette volonté manifeste d’éviter tout commentaire ou réflexion sur l’œuvre et sa polysémie. On est loin des pistes et propositions de Katharina Wagner à Bayreuth 2007, de David Alden à Amsterdam en 2013 et tout récemment de Tobias Kratzer à Karlsruhe (il mettra en scène Tannhauser à Bayreuth en 2019).
Acte 3 – prairie (© Ken Howard/Metropolitan Opera)
Cela n’a guère d’importance un soir comme celui-ci, quand Sachs se voit incarné par James Morris, remis de son coup de froid passager du samedi précédent. Certes la voix a perdu en harmoniques, la plupart des aigus du rôle sont définitivement hors de portée, le vibrato par moment envahissant… mais l’endurance, à 67 ans, est toujours là. Le style déclamatoire, l’intelligence musicale et scénique crèvent les planches car l’interprète sait son rôle jusque dans les moindres recoins psychologiques. L’ovation qui l’accueille aux saluts n’est pas seulement la conséquence de sa renommée ou d’un chauvinisme new-yorkais.
Triomphe également pour Johan Botha dont le Walther est un régal de beau chant, assis sur une voix bien projetée et élégamment colorée. Son timbre va à ravir à son personnage de chevalier galant et impétueux. Il est fort dommage qu’Annette Dasch ne lui donne pas la réplique avec le même soin. Emaillé d’attaques hasardeuses, le chant de la soprano semble s’économiser pendant tout le IIe acte, passant difficilement la rampe, avant de retrouver ses moyens dans le dernier acte. La beauté de son toast d’introduction au début du fameux quintette du baptême finit de convaincre des qualités vocales de l’artiste, par ailleurs irréprochable actrice.
Le couple Madeleine/David est lui aussi déséquilibré mais cette fois en faveur de l’élément fémini. Karen Cargill campe une nourrice où rondeur du timbre et scrupule dans la conduite du chant font immédiatement mouche. De son coté, Paul Appleby a indéniablement la couleur et les notes du rôle… il lui en manque encore l’endurance : le premier acte le voit faiblir et flancher au fil de sa longue scène.
Le climat new-yorkais aura fait une autre victime conduisant à un jeu de chaises musicales. Johannes Martin Kränzle, très apprécié lors de la retransmission HD le samedi précédent, a dû céder la place à Martin Gantner (normalement interprète du personnage de Kothner, chanté ce soir là par Ryan McKinny). C’est un remplacement irréprochable, tant le baryton allemand est bluffant d’habilité vocale et scénique. Tous les maitres, sans exception (voir la distribution ci-contre), sont au meilleur des niveaux d’une scène internationale, le Metropolitan s’étant payé le luxe d’un Hans-Peter König en Pogner et d’un Matthew Rose en veilleur de nuit.
Dernier mythe vivant de la soirée, James Levine, que ses problèmes de mobilité condamnent à recevoir ses ovations en fosse aux saluts, délivre une interprétation détaillée mais simple, puissante mais à l’écoute de son plateau, belle et théâtrale. L’orchestre du Metropolitan sonne avec une rondeur exceptionnelle et fluide où les thèmes et les pupitres se croisent et s’enchainent. L’air de rien, c’est finalement le chef qui a un discours d’exégèse sur l’œuvre. En prenant volontairement un tempo rapide lors du premier air de Walther, puis en le calmant dans l’atelier du maitre et même et l’alanguissant lors du concours dans la prairie, James Levine détaille orchestralement ce que le livret et l’écriture vocale de Wagner décrivent : comment l’on devient un maitre, comment se construit un chef-d’œuvre.