Romeo Castellucci ne fait rien comme tout le monde, c’est pour cela qu’on l’invite. Et il a paraît-il beaucoup hésité avant d’accepter la proposition que lui a faite le Théâtre Royal de la Monnaie de monter La Flûte Enchantée. De l’œuvre originale, il a retenu l’infinie tendresse de Mozart pour le genre humain, les interrogations sur le sens de la vie à travers les épreuves ; il a laissé de côté les aspects narratifs, le conte pour grands enfants, le fatras égyptien et les prouesses hystériques de la Reine de la nuit. Pour le reste, il a généreusement incorporé dans le spectacle ses propres préoccupations, il est coutumier du fait. Alors, hommage ou trahison ?
En lever de rideau, avant même les premiers accords de l’ouverture, un homme brise un tube de néon et répand les ténèbres sur la terre. L’ouverture est menée à un train d’enfer, des hommes de main, le visage couvert d’un masque à gaz s’emparent du plateau avant que la première scène n’installe un monde radicalement opposé, entièrement blanc cette fois, inondé d’une lumière ouatée, qui prévaudra pendant tout le premier acte. Dans un vaste flash back, le metteur en scène nous invite à nous plonger dans un univers irréel, onirique, où chaque rôle est dédoublé à l’identique et où s’établissent, dans une symétrie parfaite, par un jeu chorégraphique précisément réglé, les lois d’un protocole rigide, déshumanisé, sans aucune différenciation des personnages, sans aucune interaction entre eux. Deux Taminos, deux Papagenos, deux Paminas, deux Monostatos, quatre dames et quatre petits garçons (dont la moitié sont des petites filles…) – mais une seule Reine de la Nuit et un seul Zarastro – évoluent en costumes et perruques du XVIIIe, d’une blancheur immaculée, parmi une foule de comédiens et comédiennes, dans une esthétique qui tient à la fois des représentations publicitaires du paradis et des revues du Crazy Horse, seins nus et plumes d’autruches à l’appui. C’est extrêmement beau, magnifiquement éclairé, avec en fond de scène des architectures imaginaires somptueuses, le tout derrière un voile de tulle semi-transparent qui permet des effets d’affadissement de la lumière très spectaculaires.
Bien. Mais tous, absolument tous les dialogues parlés ont été coupés ; ainsi privé de récit et donc privé de sens, le premier acte déroule, dans une froideur somptueuse, la musique de Mozart chantée comme s’il s’agissait d’un oratorio ou d’un récital d’airs d’opéra en dehors de toute trame narrative. Ce parti pris radical, et pour le moins contestable, n’empêche pas de très belles émotions visuelles et musicales, mais laisse le spectateur sur sa faim. On s’ennuie un peu, on s’interroge surtout. En moins d’une heure l’affaire est faite, et c’est déjà l’entracte.
A la reprise, le rideau se lève sur un univers radicalement différent : trois femmes tirent leur lait qui est précieusement récolté puis versé dans un long tube horizontal rappelant le néon du premier acte. Nous sommes dans un hôpital aux lumières blêmes où vivent comme ils peuvent des éclopés de la vie, ceux que les épreuves n’ont pas épargnés. Parmi eux, cinq femmes non-voyantes et cinq hommes grands brulés (ce ne sont pas des comédiens, on est ici au cœur de la réalité) viennent tour à tour raconter leur histoire, leur traumatisme, montrer leurs cicatrices et témoigner de ce que c’est que vivre après pareille épreuve. Tous portent d’horribles pyjamas beiges et des perruques blondes particulièrement peu seyantes. Leurs discours énoncés en anglais sont de temps en temps interrompus par la partition qui suit son cours, toujours privée des dialogues de Schikaneder, avec des rencontres fulgurantes entre ces univers opposés, celui de la vie et celui de l’opéra, autour des antagonismes lumière/ténèbres et feu/eau. Ici aussi, quelques tableaux d’une force dramatique exceptionnelle se créent sous les yeux ébahis des spectateurs, comme par exemple lorsque les femmes non-voyantes découvrent par des caresses d’une infinie pudeur les torses dénudés et scarifiés des rescapés du feu, pendant que Pamina et Tamino aspirent à l’épanouissement de leur amour. Un très beau monologue, dit par Papageno, tire une sorte de morale philosophique du spectacle avant que le lait tiré aux seins des jeunes mères qu’on a vues plus tôt ne soit inutilement répandu sur le sol en guise de conclusion. Curieux spectacle qui prive ainsi des nourrissons de leur dû.
Comme il l’avait fait déjà pour Orphée et Eurydice, Castellucci prend prétexte d’une œuvre pour confronter ses spectateurs aux souffrances humaines qu’il traite avec une tendresse poétique et désenchantée, pas toujours dénuée d’une certaine provocation, créant des images et des émotions d’une force inouïe. On peut évidemment être offusqué d’un tel accaparement, qui dévoie l’œuvre vers un propos tout autre, à l’insu de ses auteurs et par la seule volonté de son metteur en scène, et mène le spectateur, sans lui demander son avis, hors des sentiers balisés. On peut aussi admirer l’audace du propos, le sens du spectacle, le professionnalisme de la réalisation, et une adéquation à l’air du temps, tous ces éléments rarement poussés à un tel paroxysme.
Ed Lyon (Tamino), Sophie Karthäuser (Pamina) et le groupe des grands brûlés © Bernd Uhlig
La distribution réunie le soir de la première (il y en a une seconde car le spectacle se donne quasi tous les jours) est d’une grande homogénéité et d’une qualité exceptionnelle. Le ténor britannique Ed Lyon est sans doute le meilleur Tamino qu’on ait entendu depuis longtemps. La voix chaude et charmeuse, sans aucune crispation dans l’aigu, avec un sens inné de la phrase mozartienne, il ose des nuances très piano – y compris lorsque la voix est exposée – qui donnent au personnage une tendresse et un calme particuliers. Dominant le rôle à la perfection il lui confère, par un physique adéquat, la noblesse, la jeunesse et la séduction nécessaires. Sophie Karthäuser se trouve très à son aise dans le rôle de Pamina dont elle est familière. Sa voix convient particulièrement bien au personnage, son ton légèrement acidulé lui donne du caractère et du relief. La Reine de la Nuit de Sabine Devieilhe, elle aussi familière du rôle, est absolument souveraine, avec une grande précision de justesse et une agilité parfaite. Satisfaisant également, Gabor Bretz en impose dans le rôle de Sarastro ; il en a la noblesse, même si les graves pourraient avoir davantage de profondeur. Georg Nigl emmène son Papageno hors des sentiers battus, avec une personnalité et une esthétique de music-hall assez éloignées de Mozart, mais très efficace sur le plan scénique et très généreux sur le plan vocal. Elmar Gilbertsson ne démérite pas non plus en Monostatos, les trois dames trouvent chacune leur place, de même que les trois enfants.
Le travail de l’orchestre et du chef est remarquable. Avec des tempos très rapides, Antonello Manacorda imprime une dynamique musicale fort séduisante, mais qui souffre, durant tout le deuxième acte, d’être interrompue par les éléments extérieurs qu’on a décrits plus haut. L’attention du chef, mozartien aguerri, permet aux chanteurs des détails d’exécution très précieux, des nuances très fines, des temps de suspension d’une belle sensibilité qui rehaussent le charme de la partition et donnent une impression générale de très grand soin et de très haute qualité. C’est manifestement le fruit d’un long et fructueux travail de préparation avec les chanteurs, dont il faut souligner la qualité.
Les chœurs aussi font un travail remarquable. Dommage que le metteur en scène les ait relégués dans la fosse, selon sa mauvaise habitude, ce qui prive les spectateurs d’un contact visuel toujours précieux.
C’est donc assurément un spectacle époustouflant et qui mérite bien des éloges. Mais ce n’est pas la Flûte Enchantée ! On en vient à se dire qu’il faudrait prévenir les spectateurs, les informer de ce qu’ils vont voir une adaptation de l’oeuvre et non une simple mise en scène, qu’il faudrait éviter de donner dans le programme le texte complet de Schikaneder tant il est caviardé, et qu’on pourrait utilement, en revanche, donner les textes de Claudia Castellucci (ils ne sont certainement pas des textes supplémentaires comme voudrait le faire croire le programme, mais bel et bien des textes de substitution) qui ne sont pas dénués d’intérêt et qu’on aimerait relire après le spectacle. Le contrat entre La Monnaie et son public y gagnerait en honnêteté, mais peut-être, dans ces conditions, les spectateurs naïfs accourraient-ils moins nombreux…