Et si l’opéra disparaissait ? La question s’est déjà posée. Elle n’a jamais aujourd’hui semblé autant d’actualité. Pourtant, il faut aller à l’opéra, ne serait-ce que pour :
… partager une émotion à l’état pur
Dans une salle d’opéra, aucun filtre ne vient s’interposer entre les interprètes et le public. Ni micros, ni enceintes, ni écrans, le contact est direct. Le CD, le DVD, le cinéma et autres supports de diffusion auront beau afficher les plus grands artistes dans les meilleures conditions possibles, ils ne parviendront jamais à atteindre cette vérité sonore. Dans une salle d’opéra aussi, chaque minute est inédite, nul ne sait de quoi sera faite la suivante ; le spectacle est vivant. Tout serait dit avec ce seul adjectif s’il n’y fallait ajouter la communion, au sens quasi religieux du terme. Par une espèce d’effet de levier, l’émotion est décuplée car vécue au même instant par plusieurs centaines de personnes. La clameur qui accueille le contre mi bémol de Violetta à la fin du premier acte de La traviata ou les dernières mesures d’Elektra n’a d’égal que celle qui accompagne dans un stade de foot le but marqué du milieu de terrain.
… vivre une expérience artistique totale
Dans les librairies comme les encyclopédies, le genre opéra se trouve classé au rayon « musique ». Il faut bien le ranger quelque part mais réduire cet art protéiforme à une seule combinaison de sons agréable à l’oreille est une méprise. Son champ d’action s’avère infiniment plus large. A travers ses multiples composantes – livret, décor, costumes… –, l’opéra embrasse aussi la poésie, le théâtre, la danse, la peinture, la sculpture, l’architecture et dorénavant, en faisant de plus en plus appel à la vidéo, le cinéma. Aller à l’opéra, c’est donc bien davantage qu’aller au concert, c’est se confronter en une seule soirée à tous les modes d’expression inventés par l’homme pour exalter la beauté et transcender sa finitude. Il y a peut-être de quoi être intimidé mais avouez qu’à côté, les virages de Space Mountain font moins d’impression.
… se cultiver
Si l’opéra n’était que musique, il donnerait déjà à appréhender l’ensemble des compositeurs de la Renaissance à nos jours, tous à quelques exceptions près ayant sacrifié un jour ou l’autre au genre. En matière de culture générale, c’est déjà pas mal. Mais, nous l’avons dit plus haut, il est bien davantage. L’opéra nous invite à côtoyer l’histoire de l’art occidental dans une de ses périodes les plus fécondes. Qui plus est, les livrets sont souvent des cours d’histoire, certes fantaisistes, mais utiles pour poser d’indispensables repères. Apprendre, grâce à Don Carlos, que Philippe II est le fils de Charles Quint ne suffit pas à franchir les éliminatoires de Questions pour un champion. On est cependant moins bête une fois qu’on le sait.
… voyager
L’opéra est un virus que l’on peut contracter de multiples manières mais qui, une fois inoculé, agit comme une drogue. Le lyricophile contaminé, devenu lyricomane, n’aura de cesse pour satisfaire son irrépressible passion de renouveler une expérience qui, loin de s’épuiser à l’usage, ne fait que s’attiser. Rapidement, la ou les institutions lyriques de sa région ne suffiront plus à apaiser son désir de spectacle. Il lui faudra aller chercher son shoot émotionnel dans des contrées toujours plus lointaines. Œuvre rare, voix unique, festival mythique, salle historique : tous les prétextes seront bons pour bourlinguer. Et quand bien même l’amateur d’opéra se trouverait dans l’incapacité de s’éloigner de son domicile, il pourra tout de même sans bouger de son fauteuil parcourir le temps et l’espace. Le genre s’est employé à explorer tous les continents et toutes les époques, de la Grèce antique d’Orphée (ou Orfeo selon l’ouvrage considéré) au Japon des geishas en passant par l’Egypte des Pharaons ou l’Espagne des contrebandiers. Heureux homme (ou femme), le monde lui appartient.
… sortir du lot
Une enquête réalisée par le Ministère de la culture en 2003 montre que 96% des Français ne vont pas à l’opéra. La même enquête révèle que la catégorie socioprofessionnelle qui fréquente le plus le spectacle vivant, toutes disciplines confondues, est celle des cadres et professions intellectuelles supérieures. Depuis, plus de dix années se sont écoulées mais il y a fort à parier que la situation n’a guère évolué : aller à l’opéra, c’est appartenir à une certaine élite. Seuls les mondains, les vaniteux, les ambitieux et autres Rastignac s’enorgueilliront du privilège. Les autres se féliciteront simplement de ne pas se conformer à la loi du plus grand nombre car depuis Panurge, on sait qu’il y a intérêt à ne pas être moutonnier. Dans un élan de sagesse, ils pourront même se ranger à l’opinion de Ralph Waldo Emerson, essayiste, philosophe, poète et chef de file du mouvement transcendantaliste américain, qui affirmait « celui qui veut être un homme doit être anticonformiste ».
… se mettre sur son 31
L’opéra est une fête, pour les yeux comme pour les oreilles. L’esthétisme de certaines mises en scène peut prêter à discussion mais la salle généralement brille de mille feux. Cet écrin luxueux impose une tenue de circonstance. Avec les mariages et les fêtes de fin d’année, il s’agit d’une des rares occasions pour vous Messieurs, de porter le costume et la cravate sans passer pour un vieux schnock, pour vous Mesdames, de revêtir une de ces robes de princesse qui, jeunes filles, vous faisait rêver. A l’opéra, c’est tous les soirs le réveillon de la Saint-Sylvestre !
… perdre du poids
La règle est incontournable. Dans une salle d’opéra, boissons et nourritures sont interdites. Durant le spectacle, le moindre bruit de mandibules pouvant déranger votre voisin (qui vous le signifiera d’un regard assassin), il n’est pas envisageable de mastiquer ne serait-ce qu’un chewing-gum ou de sucer un bonbon (dont, soit dit en passant, il vous faudrait auparavant déplier le papier, certains se sont vus exécuter d’un chut péremptoire pour moins que ça). A l’opéra, au contraire du cinéma, pas de popcorn, esquimaux, chocolat glacés et autres confiseries à fort quotient calorique : vous êtes condamnés à la diète. Et durant l’entracte, l’indigence gustative et le prix des nourritures proposées n’incitent pas à rompre le jeûne. Résultat, un kilo de gagné en une soirée. Quel régime dit mieux ?
… développer son réseau
« Network, network, network » assénait en guise de règle d’or la directrice de la communication d’un grand groupe financier international (depuis limogée et aussitôt recasée par l’entremise de son réseau, ce qui prouve qu’elle n’avait pas tort). Aujourd’hui, les conseillers en ressources humaines et autres experts en développement professionnel insistent sur la nécessité de disposer de nombreuses relations pour mener au mieux sa carrière. Parmi les moyens efficaces d’enrichir son carnet d’adresses figurent à côté des associations d’anciens élèves, les cercles sportifs, littéraires et, évidemment, lyriques. Depuis sa création, la dimension sociale de l’opéra est une des raisons de son succès. De l’aristocratie italienne hier aux dirigeants du CAC 40 aujourd’hui, rien n’a changé. Les réunions d’amateurs d’opéra, le hasard d’un siège bien placé, les entractes sont autant d’occasions de lier connaissance et, qui sait, de glisser sa carte de visite dans la poche de son futur employeur. Absurde ? Demandez aux membres de l’AROP* ce qu’ils en pensent.
* Association pour le Rayonnement de l’Opéra de Paris
… prendre un coup de jeune
A l’opéra, la moyenne d’âge est plus élevée que la moyenne, pour tout un tas de raisons qu’il serait trop long d’énumérer ici mais qui ne sont pas forcément celles que l’on croit (halte aux idées reçues, l’opéra n’est pas un truc de vieux !). La jeunesse étant un état relatif, prendre place dans un théâtre lyrique revient le plus souvent à une cure de jouvence, moins douloureuse et tout aussi efficace qu’un lifting. Seul inconvénient, une fois sorti de la salle, on reprend les années que l’on avait laissées au vestiaire. Qu’à cela ne tienne, il suffit d’y retourner et immanquablement, la magie opère de nouveau.
… protéger une espèce en danger
« Il faut protéger l’inconnu pour des raisons inconnues » a dit Jean Rostand, écrivain, philosophe, biologiste, historien et fils d’Edmond dont la pièce Cyrano de Bergerac inspira un opéra à Franco Alfano. La référence mérite considération. La disparition d’une espèce, même si sa raison d’être peut sembler obscure, n’est pas sans conséquence. C’est vrai pour les animaux chers à Jean Rostand, c’est vrai pour l’art lyrique dont on se demande aujourd’hui pourquoi il fut inventé mais dont l’influence sur le tissu économique et social n’est plus à démontrer. Franchir la porte d’un opéra revient à participer à la sauvegarde d’un genre dont la fin représenterait un recul pour l’humanité. Dans ces conditions, il n’y a plus à hésiter.