« Il dispose de la lumière et de l’ombre ; mais sa lumière ne blesse pas et son obscurité montre encore des contours clairs ». Ce mot de Busoni sur Mozart résume à lui seul ce qu’est Don Giovanni : Dramma et giocoso ; moral et licencieux ; obsessionnel et universel ; livraison, par Mozart et Da Ponte, d’une œuvre qui, plus qu’aucune autre, se joue des classifications, annonçant les figures romantiques byroniennes, s’ancrant dans un foisonnement baroque, montrant cette liberté et cet amoralisme formel qu’ont su s’autoriser les plus beaux représentants d’un authentique classicisme.
De ce classicisme, Stéphane Braunschweig aurait-il tendance à ne retenir que l’apparat ? Dans ce spectacle créé en 2013, le désormais directeur du Théâtre de l’Odéon montre son élégance coutumière. Même l’espèce de chambre funéraire sur laquelle se lève le rideau a quelque chose de joli. Même les éclairages, si souvent sombres, sont plus beaux qu’angoissants. Le combat face au Commandeur produit sur le public l’effet vivifiant d’un bon film de capes et d’épées. Même quand ils portent des masques de squelettes, les personnages apparaissent comme en pleine lumière, sans face sombre. C’est que la seule ambivalence reconnue ici par Braunschweig est celle du héros maudit. Seul Don Giovanni a des désirs, des pulsions, des arrière-pensées et des complexes. Juché sur un lit, symbole attendu et omniprésent d’Eros et de Thanatos, lui seul a l’épaisseur d’un authentique protagoniste, un vrai caractère dont les ressorts hédonistes, à défaut d’être compris, sont visibles. Tous les autres pensent ce qu’ils disent, disent ce qu’ils pensent et font ce qu’ils veulent, visages lisses d’une société qu’on nous présente sans aspérités. Pour rendre Don Giovanni subversif, il faudrait donc niveler son entourage, policer l’oeuvre pour obtenir enfin, par contraste, le relief de son héros. Dans des décors en noir et blanc qui tournent sur eux-mêmes sans parvenir toujours à conserver sensible le fil qui attache entre elles toutes les scènes qui se succèdent, la soirée se trouve alors guettée par la monotonie ; il faut attendre le quatuor entre Don Giovanni, Donna Anna, Donna Elvira et Don Ottavio au I, puis le trio entre Don Giovanni, Leporello et Donna Elvira au II, pour sentir passer le frisson du théâtre.
© Vincent Pontet
Le frisson du théâtre, il faut donc le chercher sur la scène et dans la fosse, où rien n’est parfait, mais où tout le monde est engagé. Le Cercle de l’Harmonie n’est toujours pas un modèle de cohésion, mais Jérémie Rhorer sait les porter à leur meilleur, exiger, dans l’ouverture, une lenteur presque insolite aujourd’hui, susciter, dans les ensembles, une tension suffocante qui n’épargne pas toujours la lisibilité des phrasés, mais laisse la salle enthousiaste. Sur les planches aussi, la sincérité et l’engagement des chanteurs achèvent de convaincre. La virtuosité de « l’air du Champagne », le souffle de la sérénade, la résignation ombrageuse du final, Jean-Sébastien Bou a les traits, la silhouette et la voix, sombre mais jeune encore, d’un parfait Don Giovanni. Steven Humes lui oppose un Commandeur clair de timbre, mais d’une irréprochable musicalité. Rescapé, comme lui, de la précédente série de représentations, Robert Gleadow réussit l’exploit de ne presque jamais quitter la scène sans lasser l’œil du spectateur, tant son Leporello est une parfaite composition de cynique, épaules rentrées, démarche hésitante, les mains dans les poches. On en oublierait presque que le chant manque de souplesse et, souvent, d’aigus. Si la voix un peu trémulante d’Anna Grevelius et le volume limité de Marc Scoffoni mettent le couple Zerlina-Masetto en retrait, l’Ottavio élégant de Julien Behr tranche idéalement avec l’énergie débordante de Myrto Papatanasiu, Anna sans compromis. Par contraste, la Donna Elvira énamourée de Julie Boulianne semblerait effacée, si elle ne chantait de sa belle voix mordorée un superbe « Mi tradi ». De ces moments de théâtre, entre ombre et lumière, qu’une scénographie seule ne peut provoquer.