Depuis sa création, jamais le succès de Don Pasquale ne s’est démenti. On croyait l’ouvrage à l’abri des interprétations psychanalytiques, philosophiques, politiques, visionnaires, tant l’intrigue est conventionnelle. Pierre-Emmanuel Rousseau – qui signe la mise en scène comme les décors, les costumes et les lumières – renouvelle radicalement sa lecture dramatique. Le propos est clair : « Couple de gangsters [Malatesta et Norina], Bonnie and Clyde en dentelles, ils sont les artisans du piège dans lequel Don Pasquale va tomber. Il y a du Merteuil-Valmont chez ces deux êtres cyniques et amoraux ». Si certains passages du livret peuvent autoriser cette interprétation, plus nombreux sont ceux qui l’infirment. Malatesta, « ami de Don Pasquale, très ami d’Ernesto », dévoué, sincère, désintéressé, change radicalement d’identité, achetant les consciences, dissolu et lubrique. Norina n’est plus cette jeune femme romantique, éprise sincèrement d’Ernesto (« franche et affectueuse » écrit Donizetti), c’est une cocotte, friande de jeunes hommes, vénale. Restent Don Pasquale, duquel on cherche l’humanité revendiquée, et le pauvre Ernesto dont on se demande ce qu’il vient faire dans cette galère… N’étaient ces réserves, le jeu valait la peine d’être tenté.
Seul élément fixe du décor : Deux cloisons latérales, en biais, dans lesquelles fenêtres et passages s’ouvrent et se ferment, masqués par un papier peint à motif géométrique. Un sol et un fond de scène d’un même motif alla Vasarely, que le regard est contraint d’éviter. D’ingénieux panneaux occultant l’arrière-plan, ou créant une perspective très baroque, des éclairages aux tons très kitsch (parme, bleu acide) suffiront à créer l’illusion. Leur mobilité, quasi cinématographique, au fil des séquences, s’accorde bien au rythme de l’ouvrage. Savoureux, le fuchsia de la guêpière de Norina, des accessoires vestimentaires de Malatesta, son complice. Les costumes, d’un XVIIIe siècle de fantaisie, confirment l’appartenance des protagonistes à la commedia dell’ arte : Ernesto en Pierrot, une Norina-Colombine, un Malatesta-Scapin, un Don Pasquale-Pantalon, un Arlequin, sans oublier un défilé carnavalesque particulièrement bienvenu. C’est une réussite visuelle incontestable. Le dernier acte constitue le point d’orgue, avec sa scène nocturne. La fantaisie, les clins d’oeil captivent autant que le chant.
© Arnaud Hussenot – Grand-Théâtre de Metz
Même si la partition n’est pas des plus difficiles, le débit exigé des voix d’homme, les aigus, l’abattage de Norina, avec l’héritage rossinien du bel canto, ne sont pas à la portée de tous. Aucun des solistes ne déçoit. Les voix sont solides, familières de ce répertoire. Le Docteur Malatesta, abbé de cour, nouveau Tartuffe, tire les ficelles, entremetteur, corrupteur, une fripouille. Alex Martini, dont la projection et la carrure sont impressionnantes, s’impose dramatiquement comme le personnage central. La voix est sonore, remarquablement articulée et conduite. Le Don Pasquale de Michele Govi est juste de ton. Le parlé et le parlé-chanté , essentiels dans ce répertoire, lui sont naturels : Il excelle à passer insensiblement d’un registre à l’autre, comme au chant. Si le grave fait ponctuellement défaut au dernier acte (« Cheti, cheti, immantinente nel giardino discendiamo ») – fatigue ou usure de la voix – le chant reste convaincant. On attendait cependant plus de rondeur, tant dans l’émission que dans le travestissement, pensons à Falstaff. Le pauvre Ernesto, Pierrot attendrissant, est vocalement superbe, jamais androgyne, servi par Patrick Kabongo au mieux de sa forme : « Povero Ernersto… – Cercherò lontana terra » est toujours juste de ton, servi par une voix claire, aux aigus naturels et aisés, soutenue par un orchestre aux couleurs mozartiennes. Par contre, son traitement dramatique nous laisse dubitatif : l’agitation, les tremblements grossiers de son désespoir altèrent la sincérité du personnage, à laquelle on veut continuer de croire. Sa sérénade du troisième acte, où la guitare l’accompagne « Com’ è gentil » est superbe, comme le magnifique et dernier duo avec Norina, au point que l’on en oublie l’humour de la mise en scène (une traversée de scène en une gondole de fantaisie). L’Arlequin, également notaire, de Julien Belle, omniprésent, brille déjà par son jeu dramatique. Le catalogue des dépenses de Norina, clin d’œil à son parent Leporello, est bien illustré. Vocalement, on ne l’entend guère que dans le quatuor final du deuxième acte, parfaitement assumé.
N’ayant froid ni aux yeux ni ailleurs, la Norina de Rocio Pérez apparaît en guêpière fuschia. Rayonnante, d’une plastique à damner le diable, leste, sans scrupules, redoutable séductrice, infatigable dévoreuse de jeunes hommes, elle use et abuse de ses charmes vénaux tout au long de l’ouvrage. Ainsi, lorsqu’elle se mue en Sofronia, sainte Nitouche, puis dragon après signature du contrat, la provocation de Don Pasquale fait toujours partie de sa panoplie. Le chant est sensuel, charnu, coloré, conduit avec art dès sa première apparition : la séduction comme l’autorité, la fraîcheur et la grâce,à la différence du jeu dramatique souvent dévergondé que lui impose la mise en scène. C’est la révélation de cette production : les qualités vocales exceptionnelles, le jeu dramatique forcent l’admiration. Les ensembles sont autant de réussites musicales : Duos, trios, quatuor du II, comme le finale de l’opera buffa nous réjouissent, sans réserve aucune.
L’ouvrage avait mis un certain temps à démarrer : la belle page symphonique sur laquelle il s’ouvre n’avait pas trouvé spontanément ses marques, son interminable coda n’y étant pour rien. On connaît la facilité d’invention, la verve, le sens dramatique de Donizetti, sa dynamique, ses crescendo-accelerando, hérités de Rossini. Cyril Englebert, jeune chef liègeois, dont l’expérience lyrique est manifeste, conduit l’Orchestre National de Lorraine avec talent, animant avec goût cette musique pétillante, mais aussi sachant lui trouver les couleurs justes, avec un souci constant du chant des solistes. Le chœur de l’Opéra-Théâtre n’intervient vocalement, très ponctuellement, qu’au dernier acte : les observations des domestiques, puis les belles capes de carnaval accordées particulièrement au nocturne sont bienvenues et participent à cette apothéose finale.