Chez Mozart, elle a été Susanna et la Comtesse, Servillia et Vitellia, Donna Elvira et, plus récemment, Marcellina sur la scène du Palais Garnier. Mais Dorothea Röschmann est aussi, depuis plus de trois décennies, une de nos plus distinguées Liedersängerin, qui ne néglige pas pour autant Verdi, Strauss, et le répertoire italien. Rencontre avec une artiste qui se définit elle-même comme une « avide de chant ».
Comme beaucoup de chanteurs, notamment allemands, vous avez débuté dans un chœur, le Flensburg Bach Choir. Comment y êtes-vous entrée ?
Mon père chantait dans ce chœur, ainsi que ma mère et ma sœur. J’ai vraiment dû attendre jusqu’à mes six ans pour intégrer le chœur d’enfants. Les enfants chantaient des chorals tandis que le chœur d’adultes interprétait des cantates, les Passions de Bach, etc. A 12 ans j’ai pu intégrer le chœur d’adultes à l’occasion d’une tournée en Pologne, puis j’ai commencé à assurer de petites parties solistes, et tout a démarré comme ça.
Devenir chanteuse était un rêve de petite fille ?
Oui, c’était un rêve, mais on ne sait jamais si un rêve va se réaliser. Il se trouve que je suis née le jour du 90ème anniversaire de mon arrière-grand-tante, qui avait été une chanteuse de concerts et d’oratorios avant la Première Guerre Mondiale. Elle avait été Kammersängerin à Wurtemberg. Issue d’une famille de professeurs, on lui avait dit que chanteuse d’opéra n’était pas un métier très convenable, d’où sa spécialisation dans un répertoire considéré comme plus sérieux. Elle était un modèle dans ma famille. Quand j’étais enfant, nous avions aussi, à la maison, les vinyles de L’Enlèvement au Sérail dirigé par Ferenc Fricsay. Nous l’écoutions pendant des heures et des heures avec ma sœur, en essayant de reproduire ce que faisaient les chanteurs, de faire le duo Blöndchen-Osmin, pas vraiment à la bonne hauteur, je dois dire (rires)… Ma première connexion avec le monde de l’opéra vient de là. A Flensburg, il y avait aussi un petit théâtre, auquel je me suis abonnée quand j’avais 16 ans. J’allais me placer tout en haut, je voyais Aïda avec un petit orchestre, sur une petite scène, sans décor grandiose ni éléphants (rires). C’était très intéressant de découvrir ce monde, mais au fond, j’ai toujours aimé chanter. J’ai rencontré une coach américaine, qui était également chef de chœur, et qui m’a proposé de prendre des leçons. Et nous avons travaillé ensemble la musicalité, la façon de construire la voix. Comme je jouais également de la flûte, je me demandais si je ne voulais pas devenir flûtiste, mais ma professeure m’a alors fait comprendre qu’en tant que flûtiste, je serais toujours dans la situation de me retrouver en compétition avec mille autres musiciens pour un seul poste, et que si j’avais l’opportunité de continuer en tant que chanteuse, il ne faudrait pas passer à côté. C’est comme ça que je me suis lancée.
Vous avez étudié dans le monde entier, non seulement en Allemagne, mais aussi à Londres, aux Etats-Unis, à Tel-Aviv. Avez-vous été influencée par les différentes « écoles de chant » ?
Oui, absolument. Comme j’avais rencontré jeune cette coach américaine dont je vous parlais, j’ai été d’abord éduquée à « l’école américaine », c’est-à-dire au modelage du son, au contrôle du souffle, au phrasé, à la diction. Toutes ces choses sur lesquelles je continue de me concentrer. J’ai voulu étudier longtemps pour me perfectionner, tout l’argent de mes premiers cachets partait dans de nouveaux cours. Après avoir débuté mes études à la Hochschule de Hambourg, j’ai quitté l’Allemagne pour Tel-Aviv, et là-bas j’ai fait la rencontre d’une coach qui m’a convié à prendre des leçons privées, chez elle. Elle m’a parlé d’un programme d’été à Tel-Aviv, avec des intervenants venus de France, du Metropolitan Opera de New-York. La seconde année de ce programme, il y avait Vera Rosza. Elle a vraiment changé ma vie, c’est une fantastique professeure de chant. Avec elle, j’avais trouvé une personne grâce à qui j’allais approfondir mon apprentissage pendant quinze ans, en me rendant très régulièrement chez elle, à Londres.
Votre carrière professionnelle a commencé très tôt, dès la fin des années 1980. Quel était votre répertoire à l’époque ?
A l’issue d’une audition, on m’a proposé de tenir des parties solistes dans des Cantates de Bach, ou dans l’Oratorio de Noël. De façon presque accidentelle, j’ai ainsi été amenée à chanter beaucoup de musique ancienne et baroque. J’avais 19 ou 20 ans à l’époque, j’étudiais en parallèle. Ce que j’apprenais en tant qu’étudiante, je l’interprétais sur scène juste après. Je ne pouvais pas me dire : « Oh, j’apprends cette partie, mais j’ai encore quelques années devant moi avant de la chanter ». C’est pourquoi j’ai cherché également à faire, avec mes professeurs, un travail de plus longue haleine pour préparer le développement de ma voix. Progressivement, j’ai franchi des étapes en chantant les Saisons et la Création de Haydn, les airs de concert de Mozart. J’ai ensuite passé des auditions pour le Festival de Salzbourg et on m’a recommandé pour intégrer la troupe de la Staatsoper de Berlin. Là-bas, j’ai auditionné conjointement pour Daniel Barenboïm et René Jacobs et j’y ai construit très rapidement un répertoire, tout en continuant à me rendre à Londres pour voir Vera Rosza, car j’étais convaincue qu’il fallait que je poursuive mes cours avec elle. Mes débuts à Berlin, en Ännchen du Freischütz, sont un souvenir incroyable. Comme c’était une reprise, j’avais répété pendant trois semaines absolument seule, avec un assistant metteur en scène. Il y avait une belle distribution, Helen Donath chantait Agathe. Berlin a signé le début d’une collaboration très proche avec René Jacobs, à la fois à la scène et en studio. Avec Barenboim, j’ai chanté d’abord de plus petits rôles, Papagena, une Fille-fleur dans Parsifal. Et puis il y a eu les Noces de Figaro à Salzbourg en 1995, une sorte de miracle pour moi car Luc Bondy et Nikolaus Harnoncourt m’ont accordé leur confiance, Falstaff avec Abbado, où j’ai chanté Nanetta. Je profitais de mon temps libre pour construire mon répertoire de Lieder, j’apprenais les Sieben frühe Lieder de Berg tout en continuant mes engagements avec la troupe de l’Opéra de Berlin. A tous ces différents stades, je m’évaluais constamment, pour déterminer si je prenais la bonne voie. J’ai aussi appris à dire « non ». On dit parfois que « non » est le mot le plus important pour un chanteur, et c’est vrai. J’ai refusé Tatiana dans Eugène Onéguine, à un moment où ça n’aurait pas convenu. J’ai aussi dit « non » plusieurs fois à la Comtesse des Noces de Figaro avant de me décider à l’aborder. Je voulais arrêter de chanter Susanna avant de faire ma première Comtesse.
Les Noces de Figaro à Salzbourg en 1995, dans la production de Luc Bondy dirigée par Harnoncourt, au milieu d’une distribution de jeunes chanteurs prometteurs (Bryn Terfel, Dmitri Hvorostovsky, Susan Graham, Solveig Kringelborn), a été un tournant dans votre carrière. Pensiez-vous déjà que Mozart deviendrait un compositeur si essentiel dans votre carrière ?
En fait, c’est la musique de Mozart qui m’a donné envie de faire de l’opéra. Il y a d’abord eu ce vieil enregistrement de L’Enlèvement au Sérail qui m’a ouvert l’esprit sur cette musique et ces personnages si intenses, si complexes, avec deux, trois dimensions – ou même plus ! Ce qui est si inspirant et si motivant, c’est que le plus petit personnage chez Mozart a un vrai caractère. Dans Les Noces de Figaro, j’ai d’abord chanté Barbarina. Et il se trouve que, même si le rôle est très court, c’est un merveilleux personnage ! Non seulement son aria est très belle, mais les récitatifs, les interactions avec les autres protagonistes, racontent une véritable histoire. A Salzbourg, j’ai eu la chance de continuer à construire mon répertoire mozartien après cette première série des Noces de Figaro. Après cette Susanna, à la fin de l’été, je suis retournée à Berlin, et là je me suis remise à chanter des rôles beaucoup plus modestes au sein de la troupe : Papagena et même la modiste du Chevalier à la Rose, et c’est très bien. C’est cette alternance de grands rôles et de plus petites apparitions qui vous aide à rester modeste et à gérer votre carrière sur le long terme. A côté de ces petits rôles, des chefs ou des metteurs en scène m’ont aidé à grandir et à me développer.
Chez Mozart, vous avez chanté à la fois des prime donne presque tragiques (la Comtesse des Noces, Vitellia dans La Clémence de Titus), des seconde donne plus légères (Susanna, Servilia), des personnages presque comiques comme Marcellina. Vous avez chanté tous ces rôles ; comment vous y êtes-vous adaptée ?
C’est avant tout une question de développement vocal : Susanna était le bon rôle pour moi pendant des années. J’ai fait mes adieux à ce rôle au Metropolitan Opera avant de chanter ma première Comtesse, avec Barenboim, au Festival de Ravenne. Mais je ne dirais pas, que sur le plan théâtral, la Comtesse est une figure tragique : elle est pleine d’esprit et rusée. Même si un peu de temps a passé, elle est toujours la Rosina du Barbier de Séville, et on a aperçu de ce caractère, elle aime toujours tisser des intrigues, tendre des pièges. Que son côté comique ou sa dimension plus sombre ressorte dépend beaucoup du metteur en scène. A Salzbourg en 2006, la production de Claus Guth était volontairement très noire, la part la plus tragique des Noces y était soulignée. D’autres productions sont plus lumineuses et optimistes, mais les multiples dimensions de l’œuvre restent toujours perceptibles.
Dans votre récital consacré à Mozart, enregistré sous la direction de Daniel Harding, on est frappé par un chant très intense, très plein. André Tubeuf avait alors parlé d’une « autorité à la Callas », un peu à rebours des voix plus légères, venues du baroque, que l’on entend de plus en souvent chez Mozart…
Je reviens toujours à cet enregistrement de l’Enlèvement au Sérail dirigé par Ferenc Fricsay : la génération de chanteurs à laquelle appartenaient Irmgard Seefried, Sena Jurinac, Elisabeth Schwarzkopf me touche particulièrement : il y avait là des voix superbes, un sens très aigu du rythme et du théâtre, un travail sur la caractérisation. Et c’étaient des gens qui répétaient énormément, qui avaient l’habitude de travailler en troupes et de s’exercer ensemble. J’ai retrouvé cela avec Harnoncourt : pour mes premières Noces avec lui, nous avions sept semaines de répétitions, et il était là absolument chaque jour, en nous posant des questions : « pourquoi chantez-vous ça de cette façon, pourquoi cette nuance ? » Cette façon de répéter est absolument cruciale, et malheureusement une telle curiosité, une telle volonté d’approfondir sont devenues rares. Il ne s’agit pas seulement de chanter, mais aussi de susciter des émotions, de comprendre le mouvement de la musique. Harnoncourt ne dirigeait pas avec ses mains mais avec son cerveau, il avait une approche très cérébrale, qui n’étouffait pas pour autant la spontanéité, qui est aussi tellement importante pour moi.
La recherche de la spontanéité, avec un partenaire idoine : est-ce pour cela que vous aimez chanter des Lieder ?
J’aime chanter des Lieder car c’est en quelque sorte l’essence du travail de chanteur. Vous avez à projeter des images et des émotions dans le seul cadre des notes que vous chantez, du texte que vous dîtes. J’adore les répétitions : il y a un travail très progressif, très méticuleux, et tout d’un coup, au moment du concert, quelque chose se produit. C’est fantastique qu’avec un seul programme, en un seul concert, il y ait tant de choses à exprimer. Et pour que cela fonctionne, c’est en effet essentiel de se connaître parfaitement avec le pianiste ou le chef.
Les représentations des Noces de Figaro au Palais Garnier, où vous interprétez Marcellina, ont été perturbées par la Covid-19 ; comment se sont déroulées les répétitions dans ce contexte ?
Tout d’abord, je pense que Netia [Jones] a fait un travail formidable. Nous avons eu peu de temps, à part la pandémie il y avait les vacances de Noël au cours desquelles les répétitions se sont interrompues. Dans ce contexte, elle a été parfaitement organisée, avec un sens aigu de ce qu’elle voulait, une approche très esthétique. Sur scène, il y avait de formidables acteurs comme Peter Mattei, Maria Bengtsson, etc. Marcellina reste un rôle court, et j’ai été moins exposée que certains de mes collègues au risque d’être cas contact. Mais même si je suis toujours avide de chant, je suis très heureuse d’avoir fait cette production car je suis une « chanteuse de troupe » : chanter le sextuor ou le final du deuxième acte est déjà fantastique.
Votre répertoire a connu des développements récents qui sont allés jusqu’à la Desdemona de Verdi ; quels sont vos projets pour les prochaines années ?
Marcellina va revenir, assurément. Chez Mozart, je pourrais toujours chanter Vitellia, mais ce n’est pas prévu pour l’instant. Le problème est que j’ai commencé à changer mon répertoire juste avant la pandémie, et je dois continuer à faire mes preuves dans ces nouveaux rôles. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que l’Ariane de Strauss me va comme un gant, et je suis très heureuse de la rechanter très prochainement à Bologne. Il y a trois ans, j’ai dit au revoir à la Comtesse des Noces, le cœur lourd, mais c’était la bonne décision. J’ai chanté, juste après, ma première Elisabeth dans Tannhäuser et c’était comme une déflagration pour moi. J’ai aussi chanté les Wesendonck-Lieder. Il y a deux ans, j’aurais dû chanter le deuxième acte de Tristan et Isolde et la Mort d’Isolde en concert. L’année prochaine, il y aura une nouvelle production de Tristan à Nancy et j’y chanterai ma première Isolde, et ce sera une nouvelle étape très importante dans mon répertoire. A côté de tous ces projets, je prévois moins de choses dans le répertoire italien : nous verrons bien ! (rires)
Propos recueillis et traduits par Clément Taillia