Alfredo Kraus, Fernando de La Favorita
La voix d’un rôle favori : un jeu de mots certainement non forcé, pour ce rôle de Fernand dans La Favorite que le grand ténor espagnol Alfredo Kraus interpréta quatre-vingt-sept fois ! C’est dans ce parcours que nous allons le suivre, rayonnant autour de l’intéressante réédition Dynamic dans laquelle le ténor est entouré de collègues particulièrement somptueux…
Alfredo et Fernando
Le site internet ODB Opéra1 totalise quatre-vingt-sept incarnations de Fernando pour Alfredo Kraus, de 1962 à 1992, auxquelles il faudrait ajouter toutes ses interprétrations de l’un ou l’autre des airs de Fernando, à l’occasion de récitals ou de concerts lyriques. Si l’on tient compte qu’il interpréta le premier air « Una vergine, un angel di Dio » pour la bande sonore du film Gayarre, en 1958, intervenant peu après ses débuts, à l’Opéra royal du Caire deux ans auparavant, on peut dire qu’il a fréquenté le rôle durant un temps d’une impressionnante longueur.
On sait qu’Alfredo Kraus se spécialisa, pour ainsi dire, ou plutôt resta dans la série de rôles qui lui allaient le mieux : c’est l’une des causes de longévité pour un ténor. A part quelques rares incursions dans la « Giovane Scuola » et une régulière fréquentation du genre particulier de la zarzuela qui lui plaisait particulièrement, il cultiva surtout une double prédilection : pour certain répertoire français « lyrique » Werther, Les Pêcheurs de perles, Manon et Faust ; et pour l’opéra romantique italien auquel on peut ajouter Il Barbiere di Siviglia.
En ce qui concerne l’opéra romantique italien (auquel La Favorita, traduite et remaniée pour faire le tour du monde a fini par appartenir), Alfredo Kraus aborda deux rôles belliniens en 1960-61, totalisant ainsi cinquante-trois Elvino (La Sonnambula) et soixante-et-onze Lord Arturo Talbo (I Puritani). Très raisonnablement verdien (par le nombre restreint de rôles fréquentés), il sera cent-cinquante-cinq fois Alfredo Germont dans La Traviata et deux-cent-cinq fois le rôle de ses débuts : « Il Duca di Mantova » de Rigoletto !
C’est Gaetano Donizetti dont il interpréta le plus d’opéras, avec « au moins 161 », nous dit le même site ODB Opéra, Sir Edgardo di Ravenswood dans Lucia di Lammermoor. Ses quatre-vingt-sept incarnations de Fernando viennent ensuite, suivies de près par soixante-dix-sept Ernesto de Don Pasquale, l’un de ses premiers rôles, en 1958. Il interpréta cinquante-deux fois Tonio, dans La Fille du régiment ou La Figlia del Reggimento. On réalise avec stupeur qu’il fut (à partir de 1962) même quarante-et-une fois Nemorino dans L’Elisir d’amore, rôle de séduction vocale où on ne l’attend pas forcément…. Moins chantés mais magistralement interprétés sont ses Gennaro dans Lucrezia Borgia (avec l’air alternatif réinstallé par le M° Bonynge), et un Visconte Carlo di Sirval de Linda di Chamounix encore inégalé, en élégance et en intensité contenue, pour ainsi dire.
Quant au fait de ne pas connaître son interprétation de la version originale en français La Favorite, on s’en console vite. C’est un peu le cas de tous ces « grands opéras » à la française, composés par des maestri italiens, qui certes, se sont évertués à faire français dans le style, mais possèdent néanmoins une sensibilité à l’italienne, profondément enracinée dans leur Génie propre. Italianiser ces oeuvres est une solution non complètement satisfaisante, d’autant que, pour tomber juste, la traduction affadit la parole, quand elle n’embrouille pas tout, lorsque les diverses censures d’Italie s’en mêlent ! (comme précisément dans La Favorita, pour la question Fernando et l’épouse du roi Alfonso sont-ils les enfants du supérieur Baldassare ?
On perd la spontanéité de l’expression d’une musique composée directement sur les paroles d’origine. On gagne la fluidité, la musicalité idéale (on peut faire le jeu de mots), d’une langue sans égale pour le chant.
Un site2 particulièrement riche en discographies d’opéras propose bien quarante-cinq enregistrements de La Favorita/e dont douze présentent Alfredo Kraus… pas une fois capté de manière officielle ! Nous les avons regroupés en fin d’article : on peut ainsi le suivre le long d’une fréquentation du rôle allant de 1964 à 1992 (il aborda Fernando en 1962). Sur le célèbre Youtube, on trouve au moins le premier air en récital, et surtout l’interprétation de celui-ci en 1958 pour le film Gayarre, consacré au grand ténor espagnol Julián Gayarre, créateur de Il Duca d’Alba de Donizetti, dont il interpréta par ailleurs huit autres opéras, dont précisément son rôle de prédilection : Fernando de La Favorita.
L’art du chant d’Alfredo Kraus
« El artista es inmortal. El cantante no ha muerto, ha muerto el amigo »
Teresa Berganza, Redacción de Las Palmas de El Mundo
La phrase émue de Teresa Berganza se passe de traduction pour tout lecteur dont la langue est dérivée du latin. Il était né le 24 novembre 1927, et il disparut, pas très âgé pour notre époque, le 10 septembre 1999. Les nombreux documents témoignent en effet de cette non-mort de l’artiste, comme cet exposé de sa technique vocale et de son art du chant, effectué au Teatro Brancaccio de Rome en 1995, et que le site ODB Opéra3 met à la disposition du monde par voie d’Internet.
Alfredo Kraus commence par un préambule original et intelligent : « Je dois tout d’abord vous dire que la voix est un mystère. Elle n’existe pas : il s’agit d’un son, non tangible, immatériel ; on ne peut même pas la percevoir telle qu’elle est car nos oreilles perçoivent en même temps un son interne et un son externe, il est donc difficile de comprendre comment est ce son. Je répète : la voix nous ne pouvons ni la toucher, ni la voir. Nous pouvons voir un piano, mais pas la voix : elle peut être écoutée, c’est là que se situe son mystère. La voix est l’instrument le plus fascinant qui existe, car nous sommes cet instrument et nous le manions en fonction de nos sensations internes. »
La fameuse technique du chant « dans le masque »
… qu’il ne faut surtout pas confondre avec le défaut de « chanter dans le nez », comme nous le verrons plus loin. Alfredo Kraus tente de lever le voile du mystère : « Pourquoi entendons-nous toujours parler de « Voix dans le masque » sans jamais en avoir une explication ? Il y a bien sûr une raison derrière cette appellation : si nous mettons la voix dans le masque c’est que nous utilisons les cavités de résonance situées entre les os crâniens, notre caisse de résonance, la seule que nous possédons, vu qu’il n’en existe pas dans la gorge. Le tissu se trouvant autour des cordes vocales est naturellement absorbant : c’est une chair, une muqueuse. C’est à nous qu’il appartient de projeter le son produit par la colonne d’air qui passe à travers les cordes vocales, le plus près possible par rapport à celui qui nous écoute, et donc le plus en « avant » possible. Plus le son est en » avant », plus il est près de l’auditeur ; Plus le son est en avant, plus il est placé dans le masque ; plus il est placé dans le masque, plus nous utilisons les résonances faciales, c’est-à-dire ces cavités dont nous parlions auparavant : sinus frontaux, nasaux, etc. »
Alfredo Kraus insiste sur la nuance : »les cavités les plus proches du nez. Mais pas le nez ! Attention, nombreux sont ceux qui se trompent ! »
C’est alors que quelqu’un de l’assistance lui demande précisément : « Excusez-moi maître, je voulais justement vous demander si, avec cette technique, il n’existerait pas le danger de nasaliser au détriment d’une plus grande rondeur du son. »
Le « Maestro » répond avec sagesse et clarté : « Posons-nous d’abord la question de savoir pourquoi une voix devrait être arrondie et non affinée. Et puis ceci n’est pas vrai : nombreux sont ceux qui étant habitués à entendre la plupart des interprètes chanter avec une voix engorgée, dès qu’ils entendent chanter une voix dans le masque, ils affirment que le chanteur chante du nez. Il est bien vrai qu’on en est proche. Je peux cependant très facilement me boucher le nez et continuer à chanter et à parler en appuyant la voix dans le masque. Il peut y avoir confusion : soit parmi les non connaisseurs soit parmi les personnes habituées aux sons gutturaux, en arrière »
L’ « attaque » d’une note … »sans ces horribles ports de voix » qui « semblent des sanglots » !
Parmi les explications techniques passionnantes que développe le grand ténor, comme notamment la « respiration intercostale », nous avons ensuite choisi un aspect immédiatement vérifiable, pour ainsi dire, dès qu’on l’entend commencer (si magistralement !) un air.
A la simple question « Pouvez-vous m’expliquer le mécanisme d’attaque d’une note ?« , il répond qu’ « Il faut oublier la gorge et attaquer le son toujours du haut vers le bas, comme s’il arrivait au-dessus de la tête : de cette manière, l’attaque sera toujours propre et stylistiquement juste, sans ces horribles ports de voix du bas vers le haut qui touchent la gorge ou semblent des sanglots. Pensez aux petites balles qui flottent sur une colonne d’eau aux stands des foires : la pression de l’eau doit toujours être constante pour que les balles ne tombent pas, il en va de même pour le mécanisme souffle-son. Il faut faire en sorte que la colonne d’air soit à un niveau constant de pression afin que toutes les notes soient soutenues même les descendantes et maintiennent une position élevée. Les notes de préparation aux aigus sont aussi très importantes : elles doivent toutes être prononcées en fonction de cette note comme les marches d’une échelle. »
« Pour diminuer un son il faut donner plus de pression et moins de volume »
Cela peut sembler d’abord contradictoire, puis logique… mais revenons à la belle question-compliment adressée au Maestro : « Pouvez-vous nous expliquer comment doit être exécutée la mezza voce que vous êtes le seul ténor au monde à réaliser de manière correcte ?
— Voici un classique contresens du chant. Pour diminuer un son il faut donner plus de pression et moins de volume, c’est-à-dire comprimer pour avoir plus d’air et à la fois alléger le son en cherchant une position plus haute et plus claire. Ce n’est pas facile. Cela ne se résout pas en cinq minutes : j’y ai passé une vie. Il faut absolument se convaincre qu’il s’agit de l’unique solution pour diminuer le son en restant toujours dans une seule position, sans jamais devoir recourir au fausset. La musculature du visage aide beaucoup, il faut s’habituer à la rendre prompte et élastique. »
L’amateur éclairé ayant trancrit, sous l’identité discrète de « F. P. », ces précieuses conceptions du grand Ténor, nous renseigne avec intérêt de manière plus globale sur cette belle rencontre avec le public italien : « L’exposé d’Alfredo Kraus au Théâtre Brancaccio de Rome a duré au moins deux heures et demie si l’on compte les interventions de certains jeunes chanteurs qui ont exécuté des airs d’opéras, interrompus par les corrections du maître et par ses exemples.
Dans l’ensemble la masterclass a duré près de cinq heures, preuve de résistance remarquable pour le ténor espagnol, soumis à un flux de questions, aux doutes et scepticisme de certains, répétant les phrases les plus difficiles pour aider les chanteurs (cadences du « Caro nome » et de la cavatine de Lucia, et l’Entrée de Radamès dans lesquelles le ténor chanta sans faiblir les notes suraiguës, provoquant une véritable émeute d’enthousiasme dans l’assistance, ce qui obligea à interrompre le cours pendant de longs instants).
Encore une fois nous avons eu l’occasion d’être témoins du charme, de la disponibilité, de la grande intelligence, de la probité et de l’exceptionnel sens de l’éthique professionnelle, de celui qui est sûrement l’un des plus grands artistes lyriques de notre siècle.
Il le déclare lui-même, il a passé sa vie à améliorer sa technique et à toujours rester fidèle aux principes posés par Manuel Garcia dans les années 1850 et enseignés par Mercedes Llopart. De même, il s’est toujours tenu au répertoire qui était pour lui et dans lequel il reste une référence absolue. »
Notre conclusion sera empruntée au célèbre soprano Magda Olivero, rapportant de manière élégante et sympathique les propres paroles du Maestro Alfredo :
“Il me disait : « Les mots tombent sur les lèvres et le souffle les fait courir. » C’est une chose très simple, mais très difficile à mettre en pratique !”4
La réédition Dynamic
(Fernando : Alfredo Kraus ; Leonora di Gusman : Viorica Cortez ;Alfonso XI° : Renato Bruson ; Baldassarre : Cesare Siepi ; Don Gasparo : Giampaolo Corradi ; Ines : non indiquée
Orchestra e Coro del Teatro Comunale dell’Opera di Genova, Francesco Molinari Pradelli
Enregistrement réalisé en 1976 au Teatro Margherita de Gênes
Durées : Cd 1 (ouv., actes I et II) : 76’56 — Cd 2 (actes III et IV) : 77’35
Texte de présentation en italien, anglais, allemand et français et livret en italien
2 Cd Dynamic CDS 480/1-2)
Dans ce genre de rééditions, on se passe d’ordinaire de longs commentaires dans les plaquettes… mais pourquoi donc, dans la liste des plages, ne faire précéder chaque indication que par un simple tiret et non un numéro ? Ainsi, lorsqu’on désire entendre une plage particulière il nous faut compter… ou feuilleter le livret qui, lui, comporte les numéros des plages.
Ce détail « technique » posé, considérons l’art des quatre grands interprètes réunis par l’alors « Teatro Comunale dell’Opera di Genova », siégeant au Teatro Margherita de Gênes, le Teatro Carlo Felice n’étant pas encore reconstruit.
Alfredo Kraus démontre une fraîcheur de timbre exemplaire et nous livre une Favorita très dignement chantée, avec le soin dont il ne se départissait jamais. Cela signifie la vaillance quand il le faut, les nuances toujours, l’élégance du phrasé ne tombant jamais dans le maniérisme (on se rappelle la sentence de Puccini face aux interminables pianissimi d’un Miguel Fleta notamment : « Fleta è un imbecille !« ). On trouve d’autre part ces petits charmes supplémentaires des éditions enregistrées en public, comme le fait qu’un chanteur, à la fin d’un acte notamment (ici l’acte I), « tienne » l’aigu plus longtemps que l’interprète voisin !… On peut dire du reste que « chaque Fernando d’Alfredo Kraus révèle la même élégance, la même impression de sentiments profondéments vécus, comme nous allons le voir plus loin…
Viorica Cortez possède un timbre cuivré par excellence et l’on est bienheureux de la retrouver ici, Alfredo Kraus étant plus souvent entouré de Fiorenza Cossotto, autre Leonora de talent mais dont le timbre coupant couvre parfois celui du ténor (et de tout le monde !). Un grave pulpeux-charnu, un riche médium, un aigu ignorant l’aigreur et un chant fluide et soigné composent une fort belle Leonora et nous valent un superbe « O mio Fernando ». La grande interprète roumaine se place ainsi aux côtés d’Agnes Baltsa, autre belle et pulpeuse Leonora de velours.
Renato Bruson, par excellence baryton « grand-seigneur », comme on dit en français, en Italie ! a fait de Donizetti son compositeur d’élection, avec de belles concessions à Verdi, certes, mais ces rois, ducs et comtes des opéras du grand Bergamasque lui vont comme un gant de velours. Caterina Cornaro, Maria di Rohan, Gemma di Vergy, Fausta… jusqu’au tardif Cardenio de ce bizarre opéra « semiserio » intitulé Il Furioso all’isola di San Domingo.
On n’imagine pas plus beau « A tanto amor » : unité de chant, chaleur de timbre, velouté d’émission, noblesse du phrasé… Quand on pense qu’il fut, en 1975 au Teatro Comunale de Bologne, le roi du plus lumineux des Fernando, Luciano Pavarotti, on regrette la fort restreinte diffusion de l’enregistrement pirate qui en a résulté.
On ne trouve guère dans le rôle du Supérieur Baldassarre autorité plus noble, plus royale que celle de Cesare Siepi, pour lequel l’ampleur du timbre n’a d’égale que son caractère somptueux. Il est dommage qu’on l’entende à peine dans l’attaque de l’impressionnante stretta del finale II°, le micro semblant placé dans la trompette qui claironne —c’est le cas de le dire— de tout son coeur !
On ne déplore plus, parce que l’on est pratiquement sûr de les retrouver, les coupures d’usage… On s’en console avec une ouverture haletante, monstrueuse, écrasante ! Grand coordinateur de l’exécution est en effet le Maestro Francesco Molinari Pradelli, chef d’orchestre faisant vraiment entrer le drame dans l’opéra, on trouve en effet rarement direction à ce point théâtrale, sans être jamais bruyante ni lourde. Un article de la revue Lyrica relatant une édition de La Favorita en ces années 70, au Festival de Bregenz, nous avait frappé à l’époque. L’auteur relatait combien un opéra de telles dimensions semblait à l’étroit dans le petit « Kornmarkttheater » (le Festival n’avait pas encore inauguré son grand auditorium), et s’exprimait à peu près en ces termes : « Francesco Molinari Pradelli, en tant que chef d’orchestre, a conduit des charges retentissantes qui ont presque fait sauter la maison ». Cela n’a rien de surprenant lorque l’on entend avec quelle urgence dramatique brûlante, quel éclat, il aborde l’ouverture, splendide, magistrale.
La comparaison est à ce titre passionnante avec la lecture d’un autre grand de la direction d’opéra, et dans une exécution comportant également Alfredo Kraus : Gianandrea Gavazzeni. Au mystère et au recueillement du début, fait suite une retenue inusitée, puis une conduite du premier thème vif plus nerveuse, presque convulsive. L’inquiétude domine le motif qui revient en conclusion éclatante de l’ouverture. Précisément, un formidable roulement de timbales (ah ! les timbales du Teatro Bellini !), la précède, mais lorsque l’on attend une reprise éclatante —bien des chefs sont tentés par un évident fortissimo— on a en fait un triomphe, certes, mais de clarté retenue et lent et calme : à la lumière de l’expression italienne consacrée de « Maestro Concertatore e Direttore » encore usitée lors des transmissions radiophoniques, au moment de nommer le chef : quelle concertazione ! Une lecture montrant une dynamique, une vigueur étonnantes, et nous restituant l’ouverture la plus nuancée, la plus flamboyante qui soit. Une belle surprise nous attend en prime, lors de la prenante Stretta del finale III° : le da capo ou reprise, que l’on n’entend jamais parce qu’à l’époque, on ne le faisait jamais ! Stupéfiant d’énergie et de nervosité, le Maestro Gavazzeni galvanise tout le monde —y compris le timbalier du Teatro Bellini !— jusqu’aux Choeurs, et rend ce da capo avec une vibration, une tension hors du commun. Alfredo, survolté, domine pour une fois Fiorenza Cossotto !
Il est connu combien certains chefs « symphonisent » les ballets lorsqu’ils en exécutent la musique dans le cadre d’un enregistrement en studio. Ils aboutissent ainsi parfois à des tempi impensables à la danse sur les planches ! Il est d’autre part vrai si l’on écoute l’enregistrement d’une exécution effective, sur une scène de théâtre, et donc sans le recours de la vision, on trouve l’exécution un peu « plan-plan », c’est-à-dire un peu molle avec des tempi étirés… mais telle est la condition d’exécution pour les danseurs. Les tempi adoptés par le M° Molinari Pradelli, « respirant » à souhait, montrent qu’il était également un chef de ballet : de délicieuses valses alanguies et de pimpantes polkas, très piquées ou marquées, se succèdent ainsi durant plus de treize minutes. On se régale d’entendre alors l’orchestre de l’Opéra de Gênes s’en donner à coeur joie, cuivres au vent, avec à leur sonorité italienne si chaleureuse tant louée par Verdi.
Quelques « autres Fernando », de 1967 à 1992…
On a choisi de restreindre la confontation Kraus/Kraus aux deux moments particuliers où « on attend le ténor », comme l’on dit.
Une petite précision, au cas où le lecteur s’étonnerait de notre attention aux aigus, à un certain chant brillant… C’est que le « brillant » est l’un des traits du Romantisme, ne faisant pas que rêver, soupirer ou donner libre cours à sa fureur ! Il y a, au moins dans l’opéra romantique italien (auquel La Favorita a fini par se rattacher…), un sympathique côté m’as-tu vu, avec notamment une émotion de la note périlleuse, attendue, et qui se conjugue idéalement à l’émotion déjà double de la situation dramatique, et de la traduction-transfiguration de celle-ci en musique, par le génie du compositeur.
Air d’entrée « Una vergine, un angel di Dio » — (Acte Ier)
Cet air de présentation du personnage montre à la fois sa dévotion de novice, sa timidité et sa réserve, mais également son trouble et la vibration causés par l’apparition d’une femme venue prier à ses côtés… Cela justifie une certaine ferveur dans l’interprétation de l’air… sans oublier la délicatesse du chant intrinsèque à la musique de Donizetti. On va pourtant constater des variations dans l’interprétation d’Alfredo Kraus.
1958 dans le film Gayarre, Alfredo Kraus fait montre d’une belle assurance et d’un goût certain, même si brillant et vaillance semblent recherchés… Il faut à ce titre considérer la situation du film : il s’agissait de convaincre des juges durant une répétition-essai (parmi lesquels on reconnaît un Pierre Dux perruqué et quelque peu affecté !).
1970 (Catane) La voix est toujours jeune, le chant appliqué, comme toujours, et lors du superbe aigu final, la note est tenue, pleine, belle et puissante.
1971 (Tokyo) Quelques fort belles nuances nouvelles, en diminuando (diminution de la force du son). L’aigu est toujours aussi plein et assuré.
1976 (Gênes) L’air revêt une tenue exemplaire, les aigus en force ne démontrent pas d’effort, précisément, et une petite perle finale nous attend ici à Gênes. L’aigu final sur le mot « ognor » (toujours), est terminé, non à pleine voix, mais sur un beau diminuendo, rappelant celui, magnifique, de la romance du Vicomte Carlo di Sirval au début de l’acte II de Linda di Chamounix, à la Scala en 1972.
1982 (Parme) D’amirables diminuendi (dont un, nouveau par rapport à 1976, sur « scese all’-a-alma » !), viennent ponctuer l’air dont la tenue d’ensemble demeure exemplaire. Tant pis si l’aigu final ne s’éteint pas… c’est à peine s’il vibre d’effort.
1984 (un récital à Madrid) On n’a pas d’aigu final car un suraigu inhabituel le précède ! toujours beau, même si l’effort est manifeste à la fin de la note.
1989 (Vienne) On sent une certaine fatigue vocale, un effort dans la tenue de l’aigu, mais Alfredo fait plus de nuances, smorzando : éteignant le son, et nous avons à nouveau la diminution dans la force de l’aigu final.
Scena e Romanza « Favorita del re !… Spirto gentil » — (Acte IV)
Second morceau et « clou » de l’opéra tout entier, pourrait-on dire de cette romance rêveuse où l’amertume de la déception profonde devient poésie pure, sous la plume de cet autre Spirto gentil, Donizetti, puisque l’on a souvent utilisé l’expression pour lui-même.
1967 (Buenos Aires) On est d’abord frappé par la voix jeune, que l’on peut-être plsu dans l’oreille, jeune mais pas verte et ô combien souple. L’attaque sur le souffle est exemplaire, comme du reste le legato, le phrasé.
1970 « Chez Bellini » (au Teatro Bellini de Catane), où régne la mélodie romantique par excellence, on retrouve les qualités de trois années auparavant, résumées par un adjectif unique : impeccable !
1975 (Carnegie Hall, New York) Exemplaires attaque et conduite de l’air.
1976 (Gênes) C’est la même méditation rêveuse qu’en 67, dix ans plus tôt !
1982 (En studio, correspondant à un clip filmé dans un monatère, disponible sur Youtube) Le chant est toujours impeccable mais on remarque plus de brillant dans l’aigu !
1982 (Teatro Regio, Parme) Lors de l’attaque, « Les mots tombent sur les lèvres », comme disait Tito Schipa, l’air s’écoule ensuite, comme toujours sans effort, sans effet appuyés, mettant simplement les mots en valeur… sans jamais respirer, dirait-on, animé d’un souffle sans fin ! Sans brillant mais avec quel lustre ! C’est alors qu’à Parme, comme on dit en italien : « Viene giù il teatro ! », littéralement : le théâtre vient bas, se démolit, s’écroule sous les ovations unanimes et les demandes de bis frénétiques…. L’expression du bonheur du public, interminable, est heureusement conservée dans l’enregistrement, ce qui hélas n’est pas le cas dans l’édition Dynamic. Enfin, quand les applaudissements se calment, un formidable « Sei grande !! [tu es grand] Bravo !! » les relance, à tel point que d’autres voix répondent, avce l’accent traînant de Parme « Bâââsta !! » (assez ! ça suffit maintenant).
1989 (Vienne) La même conduite élégante, mais une interprétation plus dramatique, soulignant les mots forts (la trahison de l’être aimé). C’est que nous ne sommes plus à Parme, devant le public le plus difficile d’Italie, attendant de voir la conduite de la romance… Ici à Vienne, il faut peut-être convaincre le public germanique par la dramatisation, d’autant que l’exécution en concert ne met pas d’emblée chanteurs et spectateurs dans l’ambiance…
1991 (Bilbao) Le temps a passé, comme le souligne affectueusement le passionné qui propose l’extrait sur le site Youtube : « quand Alfredo Kraus était un jeune homme de 65 ans ! » La voix est un peu plus épaisse, mais sa maîtrise ne faillit pas. Les diminutions sur le souffle toujours admirables, l’aigu se ressent d’un peu de vibrato mais demeure « plein » et stable.
1992 (Teatro de la Zarzuela, Madrid) L’une des dernières fois… la même attaque sur le souffle, que le grand ténor maîtrise d’une manière étonnante. Il « ouvre » un peu plus les sons, parfois et la dramatisation vient au secours d’une certaine (petite) fatigue vocale —pour un ténor de soixante-six ans !— et si l’aigu « bouge » un peu, il est toujours sûr, maîtrisé, joliment diminué. L’image nous le montre bien sûr immobile lorsqu’éclatent les applaudissements, mais on voit nettement qu’il se détend de la grande concentration nécessaire à l’interprétation du sublime morceau… C’est alors que survient un moment de grâce, réservé aux grands : on se souvient d’un Mario Del Monaco le faisant lors d’une Carmen à Moscou, avec une pointe de cabotinage sympathique. La fiction du théâtre est suspendue l’espace d’un instant, car quittant l’immobilité de mise lors des appaludissements suivant la fin d’un air, simplement, dignement, Alfredo Kraus incline la tête et salue le public madrilène en délire.
Pour terminer sur une note moins émouvante, voyons le duo final, toujours au Teatro de la Zarzuela de Madrid, au mois de juin 1992. C’est la fin de l’opéra : d’abord un vibrant duo, avec rien moins qu’une Shirley Verrett dont c’était la dernière représentation d’un opéra sur scène, nous dit le commentaire de l’extrait publié sur Youtube. On se souvient de l’habituel spectaculaire aigu final, véritable cri de désespoir (substitué à la fin véritable de Donizetti) sur « È spenta ! ! ! » (Elle est morte !). Non content de le faire, Alfredo-Fernando le transforme en un suraigu tout aussi assuré et rarement entendu !
Au moment de conclure, qu’il nous soit permis de faire revivre une image tirée d’un souvenir personnel et émouvant : 1997, la Ville de Bergame remet le « Premio Donizetti », le Prix Donizetti, précisément sur la scène du vaste Teatro Donizetti… Deux grands du chant donizettien sont présents. Le « grand-seigneur » Renato Bruson et, à ses côtés, digne dans sa souffrance contenue car il vient de perdre son épouse, mais dégageant une telle noble contenance… qu’elle semblait l’image de son chant : Alfredo il Grande (pour paraphraser l’un des opéras de Donizetti, qu’il nous reste encore à découvrir), car c’était lui, Alfredo Kraus, une vision inoubliable.
Yonel Buldrini
Discographie d’Alfredo Kraus dans Fernando de La Favorita
1964 (? – ?)
Alfonso – Sesto Bruscantini
Leonora – Fiorenza Cossotto
Fernando – Alfredo Kraus
Baldassare – Ivo Vinco
Don Gasparo – Jean Deis
Ines – Luisa De Sett
Chicago Lyric Opera Chorus and Orchestra
Carlo Felice Cillario
Premiere Opera Ltd. 3012 (2 Cd)
1967 (25-01-1967)
Alfonso – Sesto Bruscantini
Leonora – Fiorenza Cossotto
Fernando – Alfredo Kraus
Baldassare – Ivo Vinco
Don Gasparo – Italo Pasini
Ines – Africa De Retes
Coro y Orquestra del Teatro Colón de Buenos Aires
Bruno Bartoletti
Great Opera Performances GOP 26 (2 Lp) ; GOP 703 (2 Cd)
1970 (02 ? -12 ? -1970)
Alfonso – Piero Cappuccilli
Leonora – Fiorenza Cossotto
Fernando – Alfredo Kraus
Baldassare – Ivo Vinco
Don Gasparo – ?
Ines – ?
Coro e Orchestra del Teatro Massimo « Bellini » di Catania
Gianandrea Gavazzeni
Premiere Opera Ltd. CDNO 848-2 (2 Cd)
1971 (Tokyo, 13-09)
Alfonso – Sesto Bruscantini
Leonora – Fiorenza Cossotto
Fernando – Alfredo Kraus
Baldassare – Ruggero Raimondi
Don Gasparo – Augusto Pedroni
Ines – Marisa Zotti
N.H.K. (“Nippon Hoso Kyokai”) Symphony Orchestra – Tokyo
Italian Opera Chorus
Oliviero De Fabritiis
Mise en scène : Bruno Nofri
Foyer CF 2054 (2 Cd), VAI 4423 (1 Dvd)
1974 (1975 ? – Carnegie Hall de New York)
Alfonso – Pablo Elvira
Leonora – Shirley Verrett
Fernando – Alfredo Kraus
Baldassare – James Morris
Don Gasparo – Jonathan Rigg
Ines – Barbara Hendricks
Brooklyn College Chorus
Orchestra of the American Opera Society ? / Opera Orchestra of New York ?
Eve Queler
BJR 148 (3Lp) ; Gala 100.588 (2 Cd) (live)
1976 (Teatro Margherita de Gênes)
Alfonso – Renato Bruson
Leonora – Viorica Cortez
Fernando – Alfredo Kraus
Baldassare – Cesare Siepi
Don Gasparo – Giampaolo Corradi
Ines – Wilma Colla
Coro e Orchestra del Teatro dell’Opera di Genova
Francesco Molinari-Pradelli
Myto Records CD : 983.190, Dynamic 480/1-2 (2 Cd)
1976 (Teatro Arriaga ? de Bilbao)
Alfonso – Vincenzo Sardinero
Leonora – Bianca Berini
Fernando – Alfredo Kraus
Baldassare – Bonaldo Giaiotti
Don Gasparo – José Manzaneda
Ines – Dolores Cava
Coro de la Asociación Bilbaina de Amigos de la Opera (A.B.A.O.)
Orquestra Sinfónica de Bilbao
Conductor Maurizio Arena
The Opera Lovers FAV 197602 (2 Cd)
1981 (04-81 ; Teatro Regio de Parme)
Alfonso – Vincenzo Sardinero
Leonora – Stefania Toczyska
Alfredo Kraus – Fernand
Baldassare – Cesare Siepi
Don Gasparo – Bruno Bulgarelli
Ines – Lucetta Bizzi
Coro del Teatro Regio di Parma
Orchestra Sinfonica dell Emilia Romagna « Arturo Toscanini »
Fabiano Monica
Historical Recording Enterprises HRE 401-3 (3 Lp)
1982
Alfonso – Vincenzo Sardinero
Leonora – Claudia Parada
Fernando – Alfredo Kraus
Baldassare – Agostino Ferrin
Don Gasparo – Luis Bilbao
Ines – María (Asunción) Uriz
Coro y Orquestra del Gran Teatro del Liceo
Armando Gatto
Compact Cassette – Charles Handelman – Live Opera 01292
1989 (02-05 ; « Konzerthaus » de Vienne)
Alfonso – Paolo Gavanelli
Leonora – Agnes Baltsa
Fernando – Alfredo Kraus
Baldassare – László Polgár
Wiener Symphoniker ?
Giuseppe Patanè
Operalovers, FAV-19 89 01 (Cd)
1991 (Teatro Arriaga ? de Bilbao)
Alfonso – Giorgio Zancanaro
Leonora – Stefania Toczyska
Fernando – Alfredo Kraus
Baldassare – Alfonso Echeverria
Don Gasparo – José Antonio Urdiain
Ines – Inmaculada Martínez
Coro de la Asociación Bilbaina de Amigos de la Opera (A.B.A.O.)
Lodz Symphony Orchestra
Gian Paolo Sanzogno
Dvd (Video) – Premiere Opera Ltd. DVD 5514
1992 (??-06? – Teatro de la Zarzuela de Madrid)
Alfonso – Santos Ariño
Leonora – Shirley Verrett
Fernando – Alfredo Kraus
Baldassare – Juan Pedro García Márquez
Ines – Lola Arenas
Coro ? y Orquestra ? [Teatro de la Zarzuela de Madrid ?]
Gian Paolo Sanzogno
Dvd (Video) – Premiere Opera Ltd. DVD 5663
1 http://odb-opera.com/modules.php?name=Content&file=print&pid=176 (Les différentes totalisations du nombre de fois que Alfredo Kraus a interprété un rôle sont empruntées à cet article, si précisément et affectueusement réalisé, qu’on ne saurait le paraphraser. Notre propos vise seulement à situer la fréquentation du rôle de Fernando parmi les autres interprétations du grand ténor.)
2 http://www.operadis-opera-discography.org.uk/CLDOFAVO.HTM#15
3 http://odb-opera.com/modules.php?name=Content&pa=showpage&pid=64
4 http://www.youtube.com/watch?v=0nIb2sYzX20