Certains seront probablement venus écouter l’enfant du pays, Damien Guillon, contre-ténor issu de la Maîtrise de Bretagne, d’autres parce qu’ils aiment le répertoire britannique ou affectionnent le monde poétique de Cécile Roussat et Julien Lubek. Quelques parents auront aussi été attirés par la publicité qui promettait un spectacle pour toute la famille (des représentations scolaires étant d’ailleurs programmée en semaine), ce que laissait présager sa durée : une heure et des poussières d’étoile, mais d’une densité exceptionnelle. Quelle que soit la motivation des spectateurs réunis samedi dernier à l’Opéra de Rennes, tous paraissaient subjugués, y compris les têtes blondes (nous en avions dans notre loge), et se laissaient transporter, sans bruit intempestif, « l’espace d’un court instant infini dans l’immensité du vécu personnel et de l’absence. » (Note d’intention de Cécile Roussat & Julien Lubek).
En cherchant à « susciter une expérience intime entre le public, qu’il soit initié ou non, et l’univers musical des compositeurs anglais Purcell et Dowland », Dreams réalise un prodige : ré-enchanter nos vies avec la quintessence du désenchantement. Assis dans la fosse qui, pour l’occasion, prolonge le parterre, à l’instar d’un simple spectateur, Damien Guillon découvre trois musiciens qui joueront bientôt dans un décor inspiré des Vanités du XVIIe siècle. Comme aimanté par cette vision mystérieuse, il se lève et rejoint la scène en chantant, a cappella, une song de Philip Rosseter (« What then is Love but mourning » – la seule qui ne soit pas de Dowland ou Purcell). Bien que dépourvus de fil rouge et de trame narrative, les tableaux s’articulent en un vaste fondu enchaîné et réussissent à préserver l’envoûtement initial produit par l’apparition, comme dans un songe, du clavecin (Kevin Manent-Navratil), de la viole (Isabelle Saint-Yves) et du luth (André Henrich), à peine éclairés par quelques bougies derrière un rideau constellé de nuages.
© Julien Mignot
Si le visuel de Dreams évoque l’esthétique de Benjamin Lazar ou de Louise Moaty, Cécile Roussat et Julien Lubek développent leur propre langage, avec le concours d’un danseur acrobate, Aurélien Oudot. Son entrée se révèle aussi soignée que celle des autres artistes et nous vaut la scène peut-être la plus emblématique de cette création. Nous le surprenons en train de jouer avec ce qu’il prend pour son reflet avant de s’en dissocier (Damien Guillon) pour offrir à l’expression des affects les ressources profuses d’un corps fascinant de souplesse. Aurélien Oudot en viendrait presque à dominer certaines séquences (« Flow my tears »), ce qui, en réalité, trahit surtout la parfaite symbiose du son et de l’image. S’il ne fallait retenir qu’un moment, ce serait celui, d’une époustouflante beauté, où le danseur se love sous un filet de sable qui s’écoule des cintres tel un pinceau de lumière. Mais l’émerveillement nait aussi des gestes les plus simples : cette bulle de savon qui semble rebondir telle une balle ou cette autre que le souffle d’un éventail démultiplie.
Symbiose de l’image et du son, écrivions-nous : cette production ambitieuse n’aurait probablement pu aboutir sans une étroite concertation entre les metteurs en scène et Damien Guillon, depuis sa genèse et l’agencement du programme jusqu’à sa réalisation finale. Ils se sont de toute évidence entendus pour redonner des ailes à une musique moins dépressive et mortifère que ne le donne à penser une certaine tradition interprétative. La fluidité de Dreams tient aussi à l’intégration des instrumentistes, en costumes d’époque (dessinés par l’Atelier des Mystères). En esquissant un pas de danse ou en prêtant une troisième silhouette à celle des protagonistes (chanteur et danseur), ils contribuent à l’animation de plusieurs saynètes. Quant au principal soliste, il s’accompagne brièvement au clavecin (« Strike the viol »), nous rappelant au passage sa formation de continuiste, et ne cesse d’interagir avec son faux jumeau.
Damien Guillon est l’un des rares contre-ténors français à s’être aventuré avec un réel bonheur dans le répertoire élisabéthain et il a aussi des choses à dire chez Purcell, comme en témoigne l’enregistrement d’odes publié récemment. En l’occurrence, si Dreams aligne une majorité de titres célèbres, nous retrouvons quelques songs moins fréquentées : « Away with these selfloving lads », incursion isolée dans la veine légère de Dowland et « Here let my life » de Purcell, poignant adieu à la vie. Si le travail visuel et chorégraphique modifie notre perception de pages qui nous sont parfois très familières, le projet a sans nul doute d’abord influencé l’interprétation. La liberté agogique, les respirations que Damien Guillon ménage ici et là, mais aussi la variété de ses inflexions donnent une ampleur et un éclairage inédits à certaines œuvres, voire un souffle salutaire. En effet, il les affranchit du ton uniformément accablé et de la gravité parfois sans nuances du dernier Deller qui ont été érigés en canons et suivis par des générations de falsettistes. Alors que des résonances de poitrine ne font que se glisser subrepticement dans d’autres pièces, Damien Guillon ose des changements de registre plus francs dans « O Solitude » qui en soulignent l’âpreté et restituent un relief volontiers émoussé par ses pairs. Dès les premières notes de clavecin dans la « Pavana Earl of Salisbury » de Byrd, nous sommes rassuré par l’acoustique dont nous craignions, a priori, qu’elle fût peu propice aux instruments du jour. Or, même le luth passera sans problème et nous ne perdrons rien des sonorités particulièrement sensuelles que dispensera la gambe d’Isabelle Saint-Yves.