Toute sa vie Britten fut un homme libre et, donnant raison à Baudelaire, il chérit la mer, si présente dans son village d’Aldeburgh. Alors que Peter Grimes, son chef-d’œuvre « marin », semble désormais un peu moins donné, Billy Budd, qui ne lui cède en rien, est en bonne voie de devenir l’opéra de Britten le plus souvent joué, avec A Midsummer Night’s Dream. A la comédie shakespearienne répond le drame inspiré de Melville. Et dans Billy Budd, l’élément liquide joue un rôle essentiel, puisque tout l’opéra se déroule en haute mer.
Comment représenter sur une scène la vie à bord d’un navire ? A chacun de trouver sa réponse à ce délicat problème, et nous avions dit combien les solutions proposées à Madrid par Deborah Warner s’avéraient ingénieuses, tout à la fois libérées des contraintes du réalisme et formidablement évocatrices. Bien sûr, malgré un format proche du cinémascope, il est bien difficile de rendre sur un écran l’effet estomaquant de ce décor simple mais monumental, dont tout le sol se soulève parfois pour nous montrer les différents ponts du navire, sol constitué de plusieurs plaques parallèles entre lesquelles on devine de l’eau. Tout en respectant les changements de lieu, ce décor nous donne l’impression d’être sur l’océan, par des moyens purement théâtraux : fumigènes pour la brume, lumières admirablement travaillées. Cadre austère, à la gamme de couleurs réduite (du gris au bleu), mais où la masse chorale et les solistes sont dirigés de main de maître. Et c’est là que le DVD rattrape amplement le déficit signalé plus haut, grâce à une multiplication de gros plans qui, pour une fois, ne font aucun tort aux chanteurs, bien au contraire. Deborah Warner a su exploiter tout le potentiel de ses « acteurs », dont le visage se révèle constamment expressif, vivant le drame à chaque instant. En cela réside la plus-value de cette captation, qui nous plonge au cœur de l’action. La mise en scène opte pour une lecture sans fioritures, et ne s’éloigne de la lettre du livret que pour substituer le lavage du pont à d’autres manœuvres de l’équipage. Rien d’explicitement sexuel, rien de scabreux dans l’affrontement du bien et du mal, du beau et du laid ; la fascination qu’exerce Billy Budd sur son entourage tient à sa bonté, à son charisme, et c’est dans ce cadre que s’inscrit le geste christique par lequel il « bénit » Vere en lui posant la main sur la tête alors même qu’il descend dans son cachot.
A la tete de l’orchestre du Teatro Real, Ivor Bolton rend parfaitement justice à la musique de Britten, dont il exalte les tensions aussi bien que les moments suspendus, contribuant à toute la variété d’atmosphères voulues par cette partition. Et il a sous sa baguette quelques-uns des meilleurs interprètes aujourd’hui possibles pour cet opéra.
En quelques années, Jacques Imbrailo s’est fait une spécialité de ce rôle qui lui colle à la peau, et pour lequel il évite tous les écueils : ni sex-symbol sur papier glacé, ni benêt béni-oui-oui, son Billy atteint d’emblée l’équilibre idéal entre toutes les composantes du personnage qui, vocalement, ne lui pose aucune difficulté. Toby Spence possède un physique d’éternel adolescent qui confère à Vere un relief inhabituel : le capitaine est loin d’être le vieil homme qu’il dit être dans le prologue et l’épilogue, il n’est guère plus âgé que Billy et il campe fort bien le doux rêveur que ses hommes ont surnommé « Starry Vere ». Interprétant d’une voix claire et saine les tourments du capitaine, le ténor britannique est ici plus convaincant qu’en Peter Quint, qui demande plus de fiel, plus d’ambiguïté. Appartenant à une autre génération, le Claggart de Brindley Sherratt s’impose par la noirceur de la voix, et même par le manque de beauté qu’on peut lui reprocher. Le personnage est maléfique sans histrionisme aucun. Thomas Oliemans est la parfaite illustration du soin apporté à la direction d’acteur : à travers des gestes, des mimiques, Mr Redburn acquiert avec lui une véritable personnalité, bien distincte de son collègue Mr Flint, très adéquatement servi par David Soar. Il faudrait aussi saluer le Donald vigoureux de Duncan Rock, le novice de Sam Furness, le Dansker de Clive Bayley ou le Squeak de Francisco Vas, sans oublier le chœur du Teatro Real, qui contribue lui aussi à cette brillante réussite d’ensemble. A défaut de voir ce spectacle à Paris comme il en avait été question (les seuls coproducteurs mentionnés dans le livret d’accompagnement sont Londres et Rome), ce DVD permettra à tous d’apprécier un des spectacles majeurs de ces dernières saisons.