Semi-seria, Matilde di Shabran ? Mais où est le versant serio, dans cette œuvre de Rossini injustement négligée ? Dans le personnage du jeune prisonnier Edoardo, peut-être, mais il est bien le seul que l’on puisse prendre au sérieux dans cette histoire. Si le point de départ de l’intrigue rappelle ces romans gothiques dont fut friande la deuxième moitié du XVIIIe siècle, avec son sinistre château sur lequel règne un tyran impitoyable et sa demoiselle en détresse pour les jours de laquelle on devrait trembler, ces prémices sont vite battues en brèche puisque le « cœur de fer » se ridiculise en s’éprenant sur-le-champ de la piquante coquette qui lui rend visite. Et avec le poète Isidoro, qui ne s’exprime pratiquement qu’en dialecte napolitain, on bascule même dans la franche bouffonnerie. Maîtresse-femme qui n’aime rien tant que de mener les hommes par le bout du nez, Matilde est une cousine de la Fiorilla du Turc en Italie, en plus sympathique ; quant à Corradino, il lui arrive le même tour qu’au Benedict de Berlioz. Si château il y a donc, c’est bien un château de la subversion, mais pas au sens sadien : ce qui est ici subverti, c’est le genre gothique lui-même, implacablement tourné en dérision par cette inversion des rôles, où le sexe prétendu fort ne peut que succomber aux ruses de ce sexe qu’on dit faible.
Sur ces bases, la mise en scène de Mario Martone, créée en 2004 mais filmée en 2012, exploite à merveille le formidable décor que lui a fourni Sergio Tramonti : un énorme escalier à double révolution occupe tout le centre de la scène, et l’on découvre bientôt qu’il est capable de pivoter, ses deux volées de marches se frôlant, se croisant, pour favoriser tous les marivaudages. A la fois intérieur et extérieur, tour menaçante et voie d’accès aux oubliettes, cet escalier est fort bien exploité par la production, Corradino s’y suspend la tête en bas dans son délire amoureux, et le reste du décor s’anime aussi pour le final du premier acte. Sans chercher midi à quatorze heures, Martone parvient à animer les personnages, et l’on s’amuse de cette histoire simple, à l’issue heureuse ô combien prévisible.
Il est, il faut le dire, fortement aidé dans sa tâche par l’irrésistible Olga Peretyatko, héroïne mutine dont le timbre de vif-argent fait merveille dans ce répertoire, et dont le chic et le chien sont le complément rêvé d’une agilité sans failles. Elle assure sans peine la succession d’Annick Massis en 2004 et de l’infortunée Elizabeth Futral, prisonnière de la production aberrante de 1996, confirmant l’arrivée en force des artistes de l’Est dans un festival de Pesaro dont les piliers venaient jadis des Etats-Unis. Dans un rôle où il peut laisser libre cours à ses dons comiques, Juan Diego Florez triomphe évidemment, et l’on ne pourra pas ici lui reprocher les gestes stéréotypés auxquels il a trop souvent recours pour les personnages sérieux. Son Corradino chante divinement et fait rire par le désarroi où le plonge un amour imprévu. Très amusante se révèle la comtesse de Chiara Chialli, juste assez caricaturale pour ne pas déparer dans cet ensemble. Paolo Bordogna se livre à des facéties plus convenues mais se situe, par bonheur, vocalement bien au-dessus de ce qu’un Bruno Pratico aurait pu faire dans le même rôle de comique napolitain. Nicola Alaimo est un médecin fort bien chantant, et Anna Goryachova en travesti fait entendre une magnifique voix grave, à laquelle les micros permettent d’être parfaitement audible sur toute la tessiture. Ce qui frappe surtout, dans cet opéra, c’est la rareté des airs en solo, auquel Rossini a substitué une multitude de duos, trios et ensembles, d’où une richesse sonore exceptionnelle. Michele Mariotti est le maître d’œuvre idéal pour ce genre de résurrection, et il sait conserver l’élan d’une partition d’une durée quasi wagnérienne, avec un premier acte de plus de deux heures !