Davide Livermore s’est-il souvenu de Good Morning Babilonia, lorsque le festival de Pesaro lui a commandé une mise en scène pour le quatrième opéra de Rossini, Ciro in Babilonia ? Dans ce film sorti en 1987, les frères Taviani imaginaient le parcours de deux frères partis d’Italie pour réaliser en 1914 les décors babyloniens du film de David W. Griffith, Intolérance. Si c’est le cas, la référence cinématographique ne s’arrête pas là, et il s’est aussi souvenu du film de Woody Allen The Purple Rose of Cairo (1985), dans lequel Mia Farrow traversait le grand écran d’un cinéma de quartier pour rejoindre le héros du mélo qu’on y projette. L’œuvre de Rossini, dont l’intrigue rappelle de loin celle du Belshazzar de Haendel, devient ici un film muet mais chantant, diffusé vers 1912 devant un auditoire médusé qui ne tarde pas à aller rejoindre les protagonistes perses (Cyrus), babyloniens (Balthazar) ou hébreux (Daniel) ; ce public envahissant forme en fait le chœur, participe notamment à la bacchanale au cours de laquelle le monarque profane les vases sacrés du temple de Jérusalem, et l’un de ces messieurs se transforme même en sacrificateur qui jette les victimes dans la gueule du dieu Baal. Le DVD ne peut sans doute pas rendre pleinement justice à un spectacle qu’on devine avoir été magique, par ses jeux d’éclairage et ses projections. Au moins permet-il d’apprécier pleinement l’extraordinaire travail du costumier, Gianluca Falaschi, dont les créations, partagées entre la reconstitution historique telle qu’on la concevait dans les premières décennies du XXe siècle et une extravagance vestimentaire aux sources multiples, d’Aubrey Beardsley aux robes orientales de Poiret en passant par Léon Bakst, renvoient à tout l’univers des péplums d’avant ou d’après la Première Guerre mondiale, de Cabiria à la Salomé d’Alla Nasimova. Evidemment, on pourra dire que cette transposition à quelque chose d’un peu gratuit et ne se justifie par aucune nécessité dramaturgique, si ce n’est par le désir d’animer une œuvre parfois longuette grâce à un peu de second degré. Il n’en reste pas moins qu’on assiste là à un très beau spectacle, qui fait rêver par son faste décoratif tout en amusant par ses clins d’œil.
Par ailleurs, Pesaro avait réuni pour l’occasion quelques-uns des meilleurs gosiers rossiniens du moment. Après une déjà longue carrière en partie consacrée à Rossini, Ewa Podles faisait enfin ses débuts scéniques dans la ville natale du compositeur. Certes, les années ont passé sur cette voix hors-normes, mais par-delà les ruptures de registre, la vocalisation reste impressionnante, et l’on admire surtout la façon dont la contralto polonaise s’approprie ce rôle travesti, n’hésitant pas à mugir, à bramer, à sussurrer, toujours à des fins expressives. Son incarnation viscérale, de chair et de sang, nous arrache à toute routine opératique. Elle trouve en Michael Spyres un adversaire ô combien à la hauteur, avec une aisance stupéfiante dans le bas de la tessiture, d’authentiques graves de baryton mais un vrai timbre de ténor. On goûte en particulier le raffinement de son chant, qui coexiste avec un solide engagement dramatique. Moins véhémente, mais à peine moins intense, Jessica Pratt leur donne une réplique impeccable, avec une agilité sans faille, pour d’ineffables duos entre Ciro et son épouse Amira. Mirco Palazzi séduit par la noirceur de sa voix, tandis que l’autre basse, Raffaele Costantini, sait donner au prophète Daniel les accents inspirés qui conviennent. Carmen Romeu est une confidente pleine de dignité, mais Robert McPherson pourrait améliorer sa diction de l’italien et désacidifier certains aigus. Coproduit par le festival de Katonah, dans l’Etat de New York, le spectacle bénéficie également de la direction de Will Crutchfield, directeur de « Bel Canto at Caramoor », où il fut donné en version de concert peu avant les représentations pésaraises. Egalement responsable du continuo au pianoforte, le chef américain défend avec passion ce qui est pratiquement le premier opéra seria de Rossini. Avec la reprise de Matilde di Shabran (DVD récemment chroniqué ici-même), l’édition 2012 du festival de Pesaro était décidément un grand cru.