On aurait pu penser qu’Olivier Mantei avait bien savonné sa propre planche : même porté par la commémoration du bicentenaire de la naissance de Gounod, remonter un opéra de jeunesse du maître, au sujet plus que croquignolet, il fallait oser. Bien que ressuscitée en Allemagne une dizaine d’années auparavant, La Nonne sanglante n’avait pas forcément très bonne presse. Quant à proposer à David Bobée de la mettre en scène, il y avait là aussi de quoi alarmer ceux que n’avaient pas convaincus sa vision du Rake’s Progress, ses premiers pas à l’opéra. Et pourtant, en juin 2018, le miracle eut lieu.
Premier miracle : la partition de Gounod est, sur le plan dramatique, infiniment supérieure à la très guindée Sapho qui précède de peu ce deuxième opéra. Le romantisme ténébreux du sujet lui a inspiré une musique beaucoup moins empesée que le sujet antique, forcément majestueux ; dirigée par Laurence Equilbey, La Nonne sanglante apparaît comme une œuvre qui pourrait parfaitement s’inscrire au répertoire, tant elle parvient à entretenir l’intérêt de l’auditeur, en variant les atmosphères et en réussissant les moments d’effroi. Encore faudra-t-il qu’elle bénéficie à chaque fois d’une mise en scène aussi habile à en gommer les aspects qui nous sembleraient aujourd’hui passablement mièvres. C’est là que David Bobée mérite des louanges, car il a su éviter tous les écueils d’un sujet aussi « casse-gueule », le Charybde du grand-guignol lié aux apparitions du rôle-titre autant que le Scylla de scènes ringardes comme le bal de noces qui ouvre le troisième acte, « Dansez sous l’ombrage, filles du village »… Le truc était de respecter le côté moyen-âgeux du livret, tout en le transposant dans un univers qui parle aux spectateurs d’aujourd’hui : autrement dit, un monde proche de celui de Game of Thrones, peuplé de guerriers fatigués portant des bribes d’armure par-dessus leurs cuirs de motards, où les femmes ont l’air de sauvageonnes bien prêtes à en découdre avec autant d’énergie que les mâles. Un monde en noir et en blanc, où les seules taches de couleur sont le sang dont s’inonde la robe blanche de la Nonne, et les habits bleus de Fritz et Anna, ces mariés du troisièm acte dont la noce apparaît fort ingénieusement comme une hallucination cauchemardesque du héros, où les corps dénudés s’enlancent, mus par leurs pulsions.
Pour s’imposer durablement, il faudra aussi que La Nonne sanglante bénéficie d’une distribution aussi somptueuse que celle réunie à l’Opéra Comique. A tout seigneur tout honneur, on commencera par redire toute l’admiration que doit susciter Michael Spyres, dans un de ces emplois dont on voit mal qui pourrait aujourd’hui les servir aussi bien. Le fait même qu’il soit tout sauf un damoiseau fluet contribue à donner plus de sérieux à Rodolphe. Français superlatif, aisance confondantes dans une tessiture redoutable, conviction dans le jeu, le ténor américain possède toutes les qualités souhaitables pour ce répertoire, et l’on espère qu’il pourra continuer à y briller malgré des choix de carrière parfois inquiétants. Quelques mois avant son triomphe dans La traviata au Théâtre des Champs-Elysées, Vannina Santoni montrait déjà qu’elle avait atteint une vraie maturité. Le rôle d’Agnès n’est peut-être pas très long, mais il exige une intensité que la soprano atteint apparemment sans peine, avec des aigus éclatants. De Marion Lebègue on attend surtout une forte présence scénique, et l’on n’est déçu à aucun instant ; vocalement, le personnage a plus à déclamer qu’à chanter. Paradoxalement, c’est le petit rôle stéréotypé du « page leste et joyeux » qui bénéficie de véritables airs, où Jodie Devos brille superbement.
Dans une interview récente, Jérôme Boutillier nous a expliqué comment il avait été propulsé sur le devant de la scène pour se substituerà André Heyboer dans le rôle du vieux comte de Luddorf. Ce remplacement in extremis offre au jeune baryton l’occasion de montrer ce dont il est capable, et de prouver qu’on devra désormais compter avec lui, à condition que d’autres aussi belles occasions se présentent à lui. Pierre l’Hermite plein d’onction, Jean Teitgen dispense généreusement les splendeurs de son timbre de basse. Enguerrand de Hys passe sans mal de la naïveté du Veilleur de nuit à la perversité de Fritz, telle que la mise en scène le présente. Les petits rôles se révèlent tous également satisfaisants, et le chœur accentus se montre une fois de plus à la hauteur de l’enjeu. Oui, vraiment, cette Nonne fut exceptionnellement servie, et on lui souhaite de toujours se situer aux mêmes sommets.