Le voilà, ce DVD que Laurent Bury appelait de ses vœux. Oui, ç’aurait été dommage que cette production réussie en tous points ne fût pas pérennisée. Mise en scène, distribution et direction musicale, tout est à l’unisson.
Hélène Guilmette et Mathias Vidal. ©Opéra de Dijon-Gilles Abegg
L’ultime chef-d’œuvre de Rameau, jamais représenté, ni même édité du vivant du compositeur, fut révélé au public en version de concert en 1964, et mis en scène pour la première fois à Aix-en-Provence en 1982 (John Eliot Gardiner, Jean-Louis Martinoty, Jennifer Smith, John Aler, Philippe Langridge, Anne-Marie Rodde, François Le Roux, Gilles Cachemaille). Il a connu des versions brillantes, notamment la production Christie/Carsen de 2003 à l’Opéra de Paris. Celle-ci, par la grâce d’Emmanuelle Haïm et Barrie Kosky, relève le défi avec allégresse.
Barrie Kosky et Emmanuelle Haïm parlent du spectacle
Un Amour en robe pied-de-poule
L’intrigue est d’un intérêt modeste : Alphise, la reine de Bactriane, doit, les Dieux l’ont décidé, épouser l’un des deux fils de Borée, dieu des vents. Mais elle est éprise d’Abaris (et c’est réciproque), un orphelin recueilli par Adamas, grand prêtre d’Apollon. Les jeunes amoureux pourront-ils convoler ? Il faudra cinq actes pour aboutir à ce happy end, et d’ailleurs on découvrira que le jeune homme est le fils d’Apollon, ça tombe bien. Si on ajoute Calisis et Borée, forcément deux barytons, puisqu’ils vont perturber les amours du ténor et de la soprano, on a là presque toutes les dramatis personnæ, à condition d’ajouter Emmanuelle de Negri, qui à elle seule incarne l’Amour, un amour rondelet, mutin, complice, moqueur, irrésistible (forcément), et diverses utilités, une servante, la muse du chant (ce qui lui va comme un gant) et une nymphe (la nymphe est de rigueur). C’est elle qui, avec une espièglerie réjouissante et force clins d’yeux, semble tirer les ficelles du drame.
Emmanuelle de Negri © Opéra de Dijon-Gilles Abegg
Folâtre et pétillant
L’entrée de l’Amour traînant son sac de flèches (il y en a beaucoup et c’est lourd) donne le ton d’emblée. Il y a un esprit Kosky. Un subtil mélange de lecture scrupuleuse des œuvres (voir son récent Rosenkavalier à Munich ou ses iconoclastes, drolatiques et grinçants Meistersinger de Bayreuth), d’émotion vraie, de sens impeccable du timing, de respect des chanteurs, de second degré très queer.
La scène est presque tout entière occupée par une énorme boîte blanche, boîte à malices dont le couvercle se soulèvera pour découvrir le lieu des douleurs de l’amour, surélevé par rapport au plateau. C’est là qu’Alphise et Abaris chanteront le chapelet d’airs magnifiques que leur réserve Rameau, à commencer par le fameux « Un horizon serein » d’Alphise, grande scène douloureuse à laquelle Hélène Guilmette prête de poignants accents de vérité. Lui répondra bientôt le pathétique « Charmes trop dangereux » de Mathias Vidal/Abaris, qui compose un personnage désarmant de sincérité, avec son sage petit costume et ses lunettes sérieuses. L’un et l’autre appuient constamment leur chant sur les mots du texte pour trouver le délicat équilibre entre la musique et le jeu d’acteur.
La performance du chœur est particulièrement étonnante. Barrie Kosky et le chorégraphe Otto Pichler le sollicitent constamment et le font danser, bouger, habiter la scène, participer à l’action, et rivaliser avec les six danseurs (brillants). De même qu’Emmanuelle de Negri, Sébastien Droy et Yann Dubruque (les deux fils de Borée, excellents vocalement) qui eux aussi participent à la chorégraphie et semblent parfaitement à l’aise avec leur corps (tout en chantant, ça va de soi). C’est cette légèreté, ce côté folâtre et pétillant, qui donne de la grâce à ce spectacle et l’on sait que Barrie Kosky a une dilection assumée, et très berlinoise (même s’il est australien), pour la comédie musicale et la revue.
© Opéra de Dijon-Gilles Abegg
Non, Rameau n’est pas statique
On sent constamment son souci d’animer la scène, et d’ailleurs Rameau a ménagé de nombreux divertissements, au fil d’une intrigue-prétexte, avec une collection de danses en tous genres, tel ce Rigaudon endiablé de l’acte deux que la décoratrice Katrin Lea Tag place sous une pluie de fleurs géantes tombée du ciel ou cette Gavotte juste avant l’entracte, où Emmanuelle de Negri est particulièrement épatante… ou ce Menuet très punchy du troisième acte « Jouissons de nos beaux ans », qui redonne une frétillante verdeur à l’octogénaire Rameau. Derrière tout cela, Emmanuelle Haïm et les musiciens du Concert d’Astrée, pimpants, goûteux, toniques, enjoués, fruités… aussi bien qu’attentifs et sensibles pour les « airs tendres » et les « airs gracieux ».
Non moins réussies les scènes d’effroi et de désolation après le passage de vents furieux lancés par la colère de Borée. Gravats, fumerolles, oiseaux morts, chœur gémissant (« Nuit redoutable »), Mathias Vidal impressionne dans les airs de déréliction, puis de colère (« Fuyez, vents orageux, volez, zéphyrs… ») que lui ménage Rameau.
Les scènes de la fin, sous une une chute de poussière d’argent tombant des cintres, mettront en valeur Edwin Crossley-Mercer, impressionnant de timbre et de diction (et de présence) dans le double rôle d’Adamas/Apollon et la composition physique de Christopher Purves (au français plutôt pittoresque) dans le rôle de Borée.
©Opéra de Dijon-Gilles Abegg
Pour le plaisir de comparer
On pourra s’amuser à comparer cette version Haïm/Kosky avec la version Carsen/Christie de 2003 au Palais Garnier, toujours visible ici, ne serait-ce que pour entendre une esthétique vocale (et musicale) bien différente. Paul Agnew constamment splendide en Abaris tout comme Barbara Bonney en Alphise (quoiqu’en dît Forum Opera à l’époque…), de belles voix masculines (Toby Spence/Calisis, Stéphane Degout/Borilée, Laurent Naouri/Borée, Nicolas Rivenq/Apollon), des Arts Florissants à la sonorité plus opulente, un vaste chœur, la direction de Christie, généreuse, lyrique et animée, tout concourt à donner une dimension « grand opéra français » avant l’heure à ces Boréades. Quant à Carsen, sa lecture appuyée sur une dialectique blanc/noir, Lumière/Nuit, semblera bien majestueuse, pour ne pas dire empesée, et les chorégraphies un peu académiques, après la juvénile fantaisie du monde de Kosky. Pour l’anecdote, certains spectateurs avaient hué à la fin du 1er acte. Christie s’était alors retourné en leur rétorquant « Attendez la fin pour cracher votre venin », sous les applaudissements de l’ensemble du public…
Rien de tel à Dijon, où le public fit un triomphe à tous les acteurs d’une production en tous points réussie. L’édition en DVD de cette vidéo, entrecroisant habilement plans d’ensemble et détails de jeu, avec de surcroit une belle prise de son, large et détaillée à la fois, en effet s’imposait.