Otello n’a pas encore fini de résonner au Théâtre des Champs-Élysées que déjà Decca en propose le DVD. Un tour de magie qui s’explique aisément : la captation provient des représentation de cette même production, donnée à l’Opéra de Zürich en 2012. Par rapport à la distribution parisienne, il n’y a que deux différences principales. L’orchestre et son chef, d’abord : c’est ici La Scintilla – la phalange « historicisante » de l’opéra de Zürich – dans la fosse, sous la baguette d’un Muhai Tang aussi attentif que survolté. Ensuite, on retrouve Edgardo Rocha mais en Iago, tandis que Javier Camarena interprète Rodrigo. Le reste est identique : John Osborn et Cecilia Bartoli, les décors, la mise en scène brillante de Patrice Caurier et Moshe Leiser… Alors, ce DVD : simple enregistrement souvenir ? Substitut du spectacle pour ceux qui l’auraient manqué ? Pas seulement : en évitant aussi bien une lecture anecdotique de l’oeuvre qu’un classicisme mortifère, en alignant pareils interprètes, cette production donne à l’opéra de Rossini toute sa mesure. L’événement méritait d’être gravé dans le marbre…
La mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser, déjà analysée à l’époque par Jean-Philippe Thiellay (lire le compte-rendu), propose, outre la force de son fil conducteur (le racisme) une direction d’acteur précise et enlevée, qui donne vie aux personnages. il s’agit là d’un un ingrédient fondamental de sa réussite. Dès lors, le drame prend : le Rodrigo torturé de Javier Camarena nous hante, et on reste stupéfait par son « Che ascolto », qui résume à lui seul la qualité de ce spectacle. Rarement, en effet, un air de bravoure n’a paru aussi éloquent, Rodrigo passant de la colère désespérée à l’incompréhension douloureuse, face à une Desdemona glacée. Et si le chant rossinien demande de prendre des risques, il en est un, plutôt rare dans ce répertoire, que n’hésite pas à prendre l’interprète : celui d’oser des quasi sotto voce pour charger chacune de ses phrases de sens, jouant de nuances et d’intentions avec une merveilleuse justesse, ce que le DVD souligne avantageusement. Le Iago de Edgardo Rocha, véritable machine à tuer inhumaine semble se repaître de la souffrance de chacun. Dans un premier duo ténébreux avec Rodrigo, il noue le drame. Victime, mais victime de lui-même en premier lieu, John Osborn, en Otello, révèle une magnifique maturation vocale depuis son Otello lausannois de 2010. Les couleurs sont plus belles, les vocalises plus nettes, et si l’on peut souhaiter un timbre plus sombre pour le mauresque héros, il reste la voix la plus racée des ténors de cet enregistrement : le trio est donc opportunément composé. Enfin, Cecilia Bartoli (Desdemona) dont on ne présente plus ni les qualités pyrotechniques, ni l’intelligence musicale, se surpasse dans un air du saule d’une beauté rien moins que céleste…
De cette remarquable production, le DVD se révèle ainsi le meilleur allié : il offre au spectateur un accès privilégié au drame, et met en valeur chacun des protagonistes. D’où cet enthousiasme qui nous prend en l’écoutant autant que le regardant : il y a là de quoi fixer définitivement, si besoin est, qu’Otello de Rossini n’est pas un curieux et anecdotique précurseur de l’opéra homonyme de Verdi, mais au contraire, une œuvre magistrale, d’une stupéfiante richesse dramaturgique et musicale.